Article du Dr. Lamaban. Verdict Atos-Syntel en délibéré.
Photo: Judge Raymond Lohier, Appeal Court. 2nd Circuit.
Le 08/05/2023 à 17h10.
Introduction
La temporalité de la bourse n’est pas celle de la recherche fondamentale. La première implique des prises de décision rapides, fondées sur des informations forcément partielles, là où la seconde impose un approfondissement continuel des sources, une remise en question de ses hypothèses et résultats antérieurs, et surtout un réajustement constant de ses certitudes.
La première version de l’article sur le procès Syntel, publiée fin décembre 2022 à une époque où les enjeux du procès étaient largement ignorés par la communauté des actionnaires d’Atos et la presse financière, reposait encore sur une vision incomplète du dossier. Le détail de la jurisprudence américaine sur les détournements de secrets commerciaux m’était alors en partie inconnu, et des pièces manquaient pour pouvoir recomposer pleinement le puzzle du procès.
C’est pourquoi j’ai décidé de réécrire intégralement une synthèse exhaustive des enjeux du désormais célèbre « procès Syntel », avec un pronostic sensiblement amendé et une vision beaucoup plus pessimiste des chances de succès d’Atos-Syntel.
1. Rappel des faits
TriZetto et Syntel sont des partenaires commerciaux de longue date : entre 2010 et 2014, les deux parties sont liées par un Master Services Agreement (abrégé par la suite MSA) qui définit le champ de leur coopération commerciale et leurs droits respectifs. Dans le cadre de ce MSA, Syntel, société de services informatiques rachetée par Atos en 2018, était chargée de l’installation et de la maintenance d’un logiciel nommé FACETS – logiciel d’assurance et de gestion des répertoires clients pour les professionnels de santé, développé par TriZetto et utilisé directement ou via leurs professionnels de santé par 115 millions de citoyens américains.
Ce MSA donnait évidemment aux informaticiens de Syntel un certain nombre de droits d’accès à des fichiers « sensibles » relatifs à FACETS, des fichiers sensibles pouvant être légitimement considérés comme des secrets commerciaux : scripts d’automatisation, test cases et manuels d’utilisation (on parle évidemment d’un manuel professionnel destiné aux informaticiens, pas d’une simple notice pour les usagers), dictionnaire et bases de données etc.
En 2012, le MSA a été en partie amendé, à l’initiative de TriZetto, et avec l’accord des deux parties, pour passer d’un service de prestation indirect (Syntel installe Facets chez ses clients et est rémunéré directement, au cas par cas, par TriZetto) à un service de prestation direct (TriZetto autorise Syntel à installer Facets chez ses clients et à se rémunérer directement auprès de ceux-ci).
En novembre 2014, TriZetto est racheté par une société de services informatiques nommée Cognizant, cotée au Nasdaq et concurrente directe de Syntel. Fin 2014, et eu égard au contexte de concurrence féroce entre Syntel et Cognizant, le MSA amendé (et de facto le MSA initial) a ainsi été rompu, à l’initiative de Syntel.
Après cette date, tout usage par Syntel des secrets commerciaux autorisés par le MSA devient illégal. Or, TriZetto constate rapidement que non seulement Syntel continue à installer et mettre à jour FACETS chez ses anciens clients, mais aussi qu’elle continue à gagner de nouveaux contrats pour ces services d’installation et de maintenance chez des clients importants comme United Health Group (par la suite UHG), l’un des plus groupes d’assurance et de soin de santé américain, dont la valorisation boursière est proche des 500 milliards $.
Pire, TriZetto constate que Syntel a téléchargé, dès 2012, mais de manière manifestement précipitée et intensifiée à partir de 2014 alors que la rupture du MSA est imminente, tous les fichiers sensibles liés au logiciel FACETS.
A la suite du rachat de TriZetto par Cognizant et de la rupture du MSA, Syntel a déposé plainte auprès de la Cour fédérale du district Sud de New York (Southern District of New York US Federal District Court) contre son ancien partenaire TriZetto pour détournement de secrets commerciaux et concurrence déloyale (débauchage d’anciens employés). Cette plainte a été rejetée par la Cour fédérale de district de New York et il est probable, pour reprendre l’expression des avocats de TriZetto, qu’elle n’ait été en réalité qu’une « défense par anticipation ». Syntel n’a jamais interjeté appel de la décision de rejet de sa plainte initiale, ce qui semble conforter cette hypothèse.
TriZetto a immédiatement contre-attaqué et déposé plainte auprès de la même Cour (on parle ainsi de counter-claimant) pour des motifs similaires : détournement de secrets commerciaux et infraction aux lois sur le copyright.
En première instance, les jurés recueillent des témoignages massifs et accablants, de la part d’ex-employés de Syntel comme d’ex-employés de TriZetto, faisant était du pillage systématique des secrets commerciaux liés au logiciel FACETS par les informaticiens de Syntel fin 2014, mais aussi de l’usage systématique jusque fin 2016 au moins, desdits fichiers dans le cadre de contrats lucratifs, en particulier avec la société UHG.
Ces faits caractérisent un enrichissement sans cause lié aux détournements de fichiers commerciaux et une infraction sur la loi des copyrights.
Les avocats de TriZetto, à qui incombe, il faut le rappeler, la charge de prouver 1- l’existence d’un détournement de secrets commerciaux 2- la caractérisation précise et spécifique des secrets en question 3- le montant des pertes effectives engendrées par la concurrence déloyale de Syntel 4- le montant précis de l’enrichissement sans cause de Syntel, s’attachent à produire les preuves y afférentes devant la Cour :
1. TriZetto produit la preuve, sur la base de témoignages nombreux et concordants, mais aussi de preuves matérielles (emails, notes internes, courriers etc.) du détournement de plus de 104 secrets commerciaux,
2. TriZetto fournit une spécification précise et détaillée des 104 secrets commerciaux incriminés,
3. TriZetto évalue le montant de ses pertes effectives minimales à 8,5 millions $ (perte prouvée des royalties sur le contrat de Syntel avec UHG),
4. TriZetto évalue le montant de l’enrichissement sans cause de Syntel à 27 millions $ (gains effectifs sur le contrat avec UHG),
5. TriZetto évalue les « coûts évités » de Syntel à 285 millions $ – montant qui, contrairement à ce qu’affirment les avocats de Syntel ne constitue pas le coût théorique total de développement du logiciel FACETS, mais simplement le coût de développement des secrets commerciaux incriminés dans le cadre du contrat avec UHG – soit le coût que Syntel aurait effectivement dû consentir à dépenser pour être compétitif dans le cadre de ce contrat.
2. Droit applicable
Les textes réglementaires qui définissent les règles et sanctions applicables en cas de détournement des secrets commerciaux sont :
–au niveau fédéral, le Defense Trade Secret Act (par la suite abrégé DTSA), promulgué le 11 mai 2016,
–au niveau de l’Etat de New York, la common law.
Le DTSA dispose qu’en cas de détournement de secrets commerciaux avérés, la victime doit être dédommagé du montant de ses pertes effectives ET du montant de l’enrichissement illicite de l’accusé.
Je cite :
-‘‘(B) award—
‘‘(i)(I) damages for actual loss caused by the mis-
appropriation of the trade secret; and
‘‘(II) damages for any unjust enrichment caused
by the misappropriation of the trade secret that is
not addressed in computing damages for actual loss;
La jurisprudence des Cours fédérales américaines a été constante dans son interprétation du DTSA sur le fait que le point II, à savoir les « damages for any unjust enrichment caused by the misappropriation of the trade secret » ne se limitait pas aux gains effectifs réalisés par l’accusé mais incluait également les coûts évités (avoided cost), c’est-à-dire le coût théorique de développement des secrets commerciaux, que l’accusé aurait dû engager pour être compétitif dans les marchés sur lesquels il s’est enrichi, coût qu’il a de facto épargné en détournant les secrets commerciaux d’un concurrent.
Ce mode de calcul de l’enrichissement sans cause, incluant les avoided cost, est aujourd’hui presque unanimement reconnu par les Cours américaines.
Dans un article juridique de synthèse publié récemment dans The Trade Secret Blog, Andrea Feathers note ainsi que l’applicabilité des avoided cost n’est souvent même plus discutée par les parties :
Un défendeur jugé responsable du vol de secrets commerciaux doit-il payer tous les coûts de recherche et de développement qu’il a théoriquement évités en détournant les secrets ? Oui, selon la théorie des « coûts évités » de l’enrichissement sans cause, qui gagne du terrain et donne lieu à des verdicts importants dans les affaires DTSA et UTSA dans tout le pays[1].
La théorie gagne tellement de terrain que dans une décision récente du Southern District of California, les parties n’ont pas contesté la disponibilité des « coûts évités » et le tribunal l’a acceptée comme un recours viable sans contestation.
Il faut comprendre que cette fiction juridique des avoided cost n’est pas simplement une invention américaine absurde visant à sanctionner, dans des proportions démesurées, les sociétés coupables de détournement de secrets commerciaux. Elle a une fonction précise : permettre aux sociétés victimes de porter plainte immédiatement après la découverte du détournement en question, et ne pas rendre ainsi profitable un délai d’attente avant lancement de la procédure – délai au cours duquel le fauteur pourrait continuer à profiter du détournement des secrets commerciaux et ainsi augmenter l’ « ardoise » de son enrichissement illicite. Sans les avoided cost, une société victime du détournement des secrets commerciaux pourrait en effet avoir intérêt à « laisser courir » le délit de son concurrent déloyal, pour profiter du montant maximal de l’unjust enrichment. Or cette situation serait problématique sur le plan du droit, car elle aboutirait à favoriser la poursuite du délit.
Il existe toutefois une exception notable à cette application des avoided cost : la common law new yorkaise, telle qu’elle est en tout cas interprétée par les Cours de l’Etat de New York, est en effet beaucoup plus réservée sur cette applicabilité des avoided cost que les autres Cours américaines interprétant le DTSA. Ainsi dans un cas de détournement célèbre, EJ Brooks vs Cambridge (2018), la Cour d’appel de l’Etat de New York a retenu comme mode de calcul pour l’award du plaignant le seul montant de ses pertes effectives, et a rejeté l’application des coûts évités.
Commentant cette décision, plusieurs revues juridiques spécialisés (et des cabinets d’avocats) ont ainsi conseillé aux sociétés victimes de détournements de secrets commerciaux de déposer plainte dans des juridictions fédérales, et non pas dans les juridictions étatiques de l’Etat de New York. Un jugement fédéral leur permettrait en effet de contourner la jurisprudence new yorkaise de 2018, pour placer pleinement la requête sous le régime réglementaire du DTSA et ainsi profiter pleinement de l’application des avoided cost.
Or, le procès Syntel vs TriZetto est depuis le début (première instance) jugée dans une juridiction fédérale. Ainsi, c’est bien le DTSA qui s’applique de plein droit. Le jugement en appel (devant la US Cour of Appeal for the 2nd circuit, et non pas devant la Court of Appeal of The State of New York) relèvera donc du droit et de la jurisprudence fédérales.
Petit schéma de rappel sur l’organisation du système judiciaire américain :
Le 27 octobre 2020, la Cour fédérale du district Sud de New York (première instance) a reconnu à l’unanimité (juré de 7 membres) Syntel coupable de détournement de secrets commerciaux et l’a condamné au versement des dommages compensatoires suivants :
-285 millions $ au titre des « avoided cost » en vertu du DTSA,
-140 millions $ au titre des « avoided cost » en vertu de la common law de l’Etat de New York,
-59 millions $ au titre de l’infraction de la loi sur les copyrights.
Un accusé ne pouvant subir une double peine pour un même délit, les deux derniers motifs n’ont pas été retenus en première instance et Syntel a ainsi été condamné à verser 285 millions $ à TriZetto au titre du DTSA. C’est ce point qui est disputé en appel (inutile donc d’invoquer la common law new yorkaise, Monsieur Meunier !)
Au titre des dommages punitifs, et selon un ratio 1:2 assez traditionnel, Syntel a également été condamné au versement de 570 millions $ de dommages punitifs.
A la suite de ce verdict, Syntel a déposé plusieurs requêtes post-verdict (post trial motions) A/ pour plaider l’erreur de droit et demander l’annulation du jugement, B/ pour demander la réduction des dommages intérêts principaux (285 M$), C/ pour demander la réduction des dommages punitifs (570M$).
En parallèle, TriZetto a déposé une requête post-verdict pour demander la perception d’intérêts pré-jugement.
Finalement, le jugement post-verdict a rejeté les points A et B des requêtes de Syntel mais a réduit les dommages punitifs à 285 M $, réduisant le ratio dommages compensatoires / dommages punitifs au ratio minimal de 1:1. TriZetto a accepté cette réduction qui est désormais acquise.
Le jugement post-verdict a par ailleurs rejeté la requête de TriZetto concernant la perception des intérêts pré-jugement.
Il est important de noter que l’applicabilité du DTSA repose également sur la chronologie des faits reprochés à Syntel : en effet, l’enrichissement illicite, notamment dans le cadre du contrat avec UHG ayant continué après le 11 mai 2016, date de promulgation du DTSA, le droit y défini s’applique pleinement. Ce point n’est plus contesté en appel.
En mai 2021, Syntel a fait appel, devant la United States Court of Appeal for the 2nd circuit (Cour d’appel fédérale, pour l’Etat de New York) du montant des dommages compensatoires. L’appel est donc jugé selon les lois et jurisprudences fédérales et sur la base du DTSA.
3. Les arguments de Syntel en appel
La plaidoirie de Syntel en appel repose sur les moyens (arguments) suivants :
-
- TRIZETTO N’A PAS DÉMONTRÉ (selon les exigences de spécificité retenues par la jurisprudence) L’EXISTENCE D’UN DÉTOURNEMENT DE SECRETS COMMERCIAUX
- TriZetto n’a pas pu démontrer avec suffisamment de spécificité et de précision que les documents incriminés étaient des secrets commerciaux.
En effet, elle a fourni une simple liste de documents incluant :
-
- a/ des logiciels, dont notamment FACETS
- b/ des manuels et guides d’utilisation
- c/ des outils informatiques.
Cette liste n’était pas assortie d’une description suffisamment précise des documents pour permettre au juré de déterminer leur nature précise. Par exemple, 96 des 104 documents incriminés ont été seulement décrits sous la catégorie générique de « guides et manuels ».
Or, la jurisprudence est constante sur l’exigence d’une caractérisation précise et spécifique des documents incriminés pour statuer sur l’existence de secrets commerciaux, et par suite sur leurs détournements.
- Le jury de première instance a inversé la charge de la preuve en demandant à Syntel de démontrer que ces documents n’étaient pas des secrets commerciaux alors que toute la jurisprudence sur les secrets commerciaux converge sur le fait que la charge de la preuve incombe au plaignant, à qui il revient de démontrer, de manière suffisamment caractérisée, l’existence d’un détournement de secrets commerciaux. Le juré a donc commis une erreur de droit.
- Certains des documents incriminés étaient publics, notamment les guides d’utilisation du logiciel FACETS. Ces documents ne peuvent donc pas être considérés comme des secrets commerciaux.
Il suit de là que le jugement de première instance doit être révoqué.
-
- SYNTEL ÉTAIT AUTORISÉ À FAIRE USAGE DES DOCUMENTS INCRIMINÉS
- Syntel a été explicitement autorisé, par les termes du contrat qui le liait à TriZetto en 2013, à utiliser les documents incriminés.
- La Cour a commis une erreur de droit en déférant au juré la compétence de juger la nature du contrat qui liait TriZetto à Syntel, alors que celui-ci était non ambigu, selon l’aveu même de TriZetto, et qu’une jurisprudence constante refuse aux jurés une compétence pour juger comme une matière de fait des contrats non ambigus.
Il suit de là que le jugement de première instance doit être révoqué.
- SYNTEL NE PEUT (eu égard au droit en vigueur et à la jurisprudence existante sur la question) ÊTRE CONDAMNÉE À VERSER À TRIZETTO LA TOTALITÉ DU MONTANT CORRESPONDANT AU COÛT DE DÉVELOPPEMENT DU LOGICIEL INCRIMINÉ.
La jurisprudence sur les avoided cost est constante pour affirmer que les dommages pour coûts évités supposent:
- Que le coût précis des avantages indus ne puisse être calculé de manière précise, sans quoi c’est ce coût-ci, et non le coût théorique du développement du logiciel qui doit être retenu.
- Que le coût précis du dommage subi par le plaignant ne puisse être calculé de manière précise, sans quoi c’est le coût de ce dommage, et non le coût théorique qui doit être retenu.
En effet la jurisprudence sur les avoided cost prévoit que ces coûts évités, qui sont calculés de manière théorique et délibérément fictive, se substituent au calcul des coûts réels, lorsque ce calcul est impossible.
1.Or, TriZetto a évalué, par le biais de son expert, que le coût des avantages indus perçus par Syntel équivalait à un montant de 27 millions $. La jurisprudence sur l’enrichissement sans cause prévoit donc que Syntel soit (au maximum) condamné à reverser les 27 millions de dollars en question. La jurisprudence sur les avoided cost ne peut s’appliquer ici, ni se substituer à la jurisprudence traditionnelle sur l’enrichissement sans cause.
2.TriZetto a évalué ses pertes effectives (actual losses) à 8,5 millions $ (il s’agit du dommage direct subi par TriZetto pour usage du logiciel Facet sans retour des royalties à TriZetto). Comme dans le point précédent, la possibilité d’un calcul précis du dommage subi empêche la Cour de pouvoir appliqué la jurisprudence sur les avoided cost(qui encore une fois suppose que les avantages et dommages ne peuvent pas être calculés de manière précise).
C’est au contraire la jurisprudence traditionnelle sur la réparation des dommages directs qui s’applique, et Syntel doit être (au maximum) condamnée à verser à TriZetto 8,5 millions $.
3.La jurisprudence sur les avoided cost prévoit que l’accusé ait tiré un avantage indu en détournant la « pleine valeur » de la technologie incriminée. Or Syntel n’est pas un vendeur de logiciel et n’a jamais développé de logiciel concurrent à TriZetto. La jurisprudence sur les avoided cost ne peut donc pas s’appliquer ici.
4.TriZetto n’a pas établi de lien entre l’usage supposé du logiciel incriminé et un enrichissement effectif de Syntel. Or, en l’absence de ce lien, la jurisprudence sur les avoided cost ne peut pas s’appliquer.
5.Les avoided cost ne sont pas des dommages punitifs imposés à l’accusé mais des dommages censés rendre au plaignant la pleine valeur de sa technologie en le dédommageant du coût de la production du logiciel détourné. Or en l’absence d’un détournement de cette « pleine valeur » par l’accusé, les dommages pour avoided cost deviennent des dommages punitifs et la Cour se rend coupable d’un fait de double condamnation.
6.TriZetto fait bénéficier gratuitement à ses partenaires de l’usage du logiciel FACETS, et Syntel était explicitement autorisée (et même encourageé) à faire l’usage et la promotion de ce logiciel auprès de ses clients entre 2013 et 2014. La jurisprudence sur les avoided cost ne peut donc pas s’appliquer car celle-ci suppose le détournement frauduleux et caché d’une technologie protégée.
Pour toutes ces raisons, le montant total des dommages intérêts ne peut excéder 8,5 millions $ (actual losses du plaignant) ou, au maximum, 27 millions $ (enrichissement sans cause du défendeur).
4. Les arguments de TriZetto et les chances de victoire de Syntel
On peut schématiquement distinguer dans cet argumentaire une question de fait, touchant la réalité même de l’infraction (le détournement de secrets commerciaux) et un argument de droit, sur l’applicabilité des avoided cost comme juste mesure du calcul du montant de l’enrichissement illicite de Syntel.
Or, sur ces deux points, l’argumentation de Syntel est extrêmement fragile :
1. Sur la question de fait, il convient de rappeler qu’un seul détournement de secret commercial suffit à reconnaître la culpabilité de Syntel. Or l’existence de ce détournement n’est plus discutée par les avocats de Syntel, qui nient simplement l’ampleur du détournement invoqué par TriZetto. Par ailleurs, le détournement de secrets commerciaux a été reconnu par la Cour de district en première instance sur la base de témoignages et de preuves matérielles extrêmement étayés. La fragilité évidente de l’avocat de Syntel à l’audience en appel sur ce point (septembre 2022), et le fait que la Cour d’appel ne dispose pas de moyen fiable pour rejuger les faits (une Cour d’appel juge en général des matières de droit) me rendent extrêmement pessimiste sur les chances de Syntel de convaincre la Cour d’appel sur ce point. La culpabilité de Syntel, au moins dans le cadre du contrat avec UHG, semble aujourd’hui acquise.
2. Sur la question de droit, les avocats de TriZetto notent (à raison me semble-t-il) que les restrictions multiples énoncés par les avocats de Syntel (pas d’avoided cost lorsque le montant des dommages est connu, pas d’avoided cost lorsque la pleine valeur du secret commercial n’est pas détournée etc.) ne reposent sur aucune base légale ou jurisprudentielle applicable. Une bonne partie des arguments invoqués par les avocats de Syntel reposent en effet sur la common law new yorkaise et non sur le DTSA ou son interprétation jurisprudentielle. Or, c’est uniquement ce DTSA qui s’applique ici. Par ailleurs, le DTSA a été constamment interprété dans un sens favorable aux victimes de détournement de secrets commerciaux. Les deux seules jurisprudences entièrement pertinentes pour notre affaire (avoided cost, sous DTSA, en appel) sont :
GlobeRanger Corp vs Software AG (5th circuit)
et Epic Systems Corp vs Tata Consultancy Services (7th circuit)
Or, dans les deux cas, la Cour d’appel n’a pas rediscuté le montant des dommages compensatoires fondés sur les avoided cost, qui a toujours été confirmé. Dans le premier cas, le jugement de première instance a été confirmé entièrement. Dans le deuxième cas, les dommages compensatoires ont été confirmés mais les punitive damages ont été réduits à 1x contre 2x. Les punitive damages étant « unchallenged » en appel dans notre cas, on peut juger que toute réduction du montant total des dommages est totalement improbable.
Enfin, il convient de préciser que la Cour d’appel a toujours besoin d’une base légale ou comptable pour « réduire » le montant de la sanction, correspondant aux dommages compensatoires, prononcée en première instance. Le fait que les Cours d’appel aux US prononcent souvent des sanctions très différentes des Cours de première instance – contrairement aux pratiques françaises en la matière – nous fait souvent croire au caractère « subjectif » de ces jugements. Mais c’est purement une illusion et un effet d’ignorance : à chaque fois que les Cours d’appels « réduisent » le montant retenu en première instance, c’est parce qu’elles ont une base légale ou comptable pour le faire (chiffrage alternatif avec de nouvelles expertises, réduction du montant des punitive damages etc)
Le cas est différent pour l’affaire Syntel vs. TriZetto puisque :
–les punitive damage ne sont pas discutés en appel, le ratio 1:1 étant acquis (accord des parties suite au verdict post-jugement en première instance)
–les avocats de Syntel contestent en appel la réalité même de l’infraction (sur le plan des faits) et l’applicabilité des avoided cost (sur le plan du droit). Aucun chiffrage alternatif n’a été produit par Syntel : ce n’est tout simplement pas leur moyen de défense
Conclusion
En vertu des textes réglementaires applicables (DTSA) et de la jurisprudence pertinente (Cour d’appel fédérale), je ne vois pas comment le jugement de première instance pourrait ne pas être confirmé. En effet, la Cour d’appel ne dispose d’aucune base légale et jurisprudentielle (DTSA, arrêts des Cours d’appel fédérales) ni d’aucun socle comptable (chiffrage alternatif des avoided cost) pour simplement « réduire » le montant des dommages compensatoires. Par ailleurs, le ratio 1:1, pour les dommages punitifs, est désormais acquis.
Syntel ne devrait donc pas échapper à la pleine confirmation du verdict de première instance, à savoir la condamnation à verser 570 millions $ à Syntel en vertu du DTSA, ainsi que les intérêts post verdicts.
On peut, de ce point de vue, juger mensongère, l’information, communiquée au marché, selon laquelle Atos ne s’expose pas à un risque de perte supérieur à 8,5 millions $. En engageant sa responsabilité civile dans la communication de cette information mensongère aux actionnaires, Bertrand Meunier s’expose à des poursuites devant les juridictions compétentes.
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La cour d’appel du « Second Circuit » de New-York
Elle est composée d’un panel de 3 juges dont vous pouvez lire la bio :
Juge principal : Raymond J. Lohier, Jr.
Juges suppléants : Reena A. Raggi – Richard C. Wesley
TELECHARGEMENTS CONCLUSIONS D’APPEL
Téléchargement: CONCLUSIONS D’APPEL DE SYNTEL
Téléchargement: CONCLUSIONS D’APPEL DE TRIZETTO
Téléchargement: RÉPONSE DE SYNTEL AUX CONCLUSIONS D’APPEL DE TRIZETTO
TELECHARGEMENTS DES ANNEXES
Télécharger pièce 77 (DEFFERED APPENDIX) annexes de A-1 à A210
Télécharger pièce 78 (DEFFERED APPENDIX) annexes de A-211 à A502
Télécharger pièce 79 (DEFFERED APPENDIX) annexes de A-503 à A738
Télécharger pièce 80 (DEFFERED APPENDIX) annexes de A-739 à A1034
Télécharger pièce 81 (DEFFERED APPENDIX) annexes de A-1035 à A1326
Télécharger pièce 82 (DEFFERED APPENDIX) annexes de A-1327 à A1618
Télécharger pièce 83 (DEFFERED APPENDIX) annexes de A-1619 à A1910
Télécharger pièce 84 (DEFFERED APPENDIX) annexes de A-1911 à A2131
Télécharger pièce 85 (DEFFERED APPENDIX) annexes de A-2131 à A2337
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Bravo pour la pédagogie !
Mais que signifie dans le contexte de ce procès « perdre en appel »? J’ai bien noté que pour le « Dr.Lamaban », les chances de Syntel étaient ramenées à 0 conformément à la file dédiée. Mais d’autres options sont ouvertes. Attendons donc avec patience et sérénité le verdict qui peut je le répète prendre plusieurs mois encore. C’est seulement à ce moment là que des affirmations militantes et prémonitoires seront avérées.
Confusion totale et jugement politisé!
J’espère que allez avoir un bon point de Meunier pour ce post? Car niveau argumentation j’ai beau chercher…
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