Démantèlement d’Atos : Kretinsky à petit prix, l’Elysée conquis (LIBÉRATION)

Le milliardaire tchèque acquiert la moitié de la société informatique sans presque rien décaisser [NDLR : erreur de libé, on lui donne 900M€] et entre au capital de l’autre moitié. Des parlementaires LR dénoncent une opération validée par le chef de l’Etat, menaçant la souveraineté nationale.

par Jérôme Lefilliâtre

publié aujourd’hui à 8h01

Bien installé à la table d’un palace parisien, Hervé Lecesne oublie les précautions de langage au moment du dessert et livre le fond de sa pensée : «On donne une boîte. C’est un scandale d’Etat.» L’industriel de 73 ans, fondateur du fabricant d’arômes Nactis, ne digère pas le démantèlement d’Atos, annoncé en pleine inertie estivale. Avec 1 % du capital de la grande société française de services informatiques, en difficulté depuis trois ans, il est le plus gros de ses petits actionnaires. Et n’en revient pas de ce plan qui ouvre grand les portes de l’entreprise aux 11 milliards d’euros de chiffre d’affaires et 110 000 salariés au milliardaire tchèque Daniel Kretinsky (créancier de Libé). «Il reprend pour rien. [NDLR : erreur de Hervé Lecesne, il ne reprend pas pour rien, on lui donne 900M€ pour qu’il reprenne TFCo]Alors qu’il ne connaît pas le secteur, qu’il n’apporte aucune synergie, aucun client, aucune équipe. Pourquoi lui confier ce groupe ?»

Le «deal» suit la séparation, préparée depuis un an par la direction d’Atos, de cet ancien pensionnaire du CAC40 en deux entités de taille à peu près équivalente, soit 5 à 6 milliards d’euros de revenus et plus ou moins 50 000 employés. D’un côté, une partie baptisée «Tech Foundations» (TF), où seront logées les activités historiques et vieillissantes d’infogérance – soit la gestion des parcs informatiques des clients d’Atos. De l’autre, une partie renommée «Eviden», qui conservera les nouveaux métiers ascendants et rentables – cybersécurité, supercalculateurs, big data, quantique.

«Daniel ne fait pas une mauvaise affaire»

Nouveau magnat de l’économie française, Kretinsky, qui vient de mettre la main sur l’éditeur Editis et le distributeur Casino, doit faire l’acquisition à 100 % de Tech Foundations et prendre 7,5 % dans Eviden – si cette décision est validée en assemblée générale extraordinaire. Un surgissement étonnant : actif dans l’énergie, la distribution et les médias, le Tchèque n’avait jamais manifesté d’intérêt pour l’informatique ou la technologie. Il débarque à prix réduit, surtout sur Tech Foundations, dont le rachat va lui coûter seulement 100 millions d’euros. Pour sa première souscription à l’augmentation de capital d’Eviden, il est prévu qu’il débourse 180 millions d’euros, soit 20 euros par action – un montant plus en phase avec la taille et la valeur de la société.

«Daniel ne fait pas une mauvaise affaire», résume un proche de l’homme d’affaires sachant manier l’euphémisme. C’est d’autant plus vrai que la lourde dette financière de la société – 2,3 milliards d’euros net, héritage de la période où elle était dirigée par Thierry Breton, pas sans rapport avec ses soucis actuels – sera transférée à Eviden. Ce qui fait grogner Hervé Lecesne : «S’il reprend la moitié d’Atos, Kretinsky doit aussi reprendre la moitié de la dette.» Le milliardaire ne s’en sort pas complètement sans ardoise. Dans Tech Foundations, il lui faudra assumer une charge de 1,9 milliard d’euros, liés à des contrats fournisseurs ou des pensions, non comptés comme de la dette financière.

«On fait à M. Kretinsky un cadeau monstrueux», observe le sénateur Cédric Perrin. Cet élu Les Républicains (LR) de Belfort a rédigé une tribune dans le Figaro pour déplorer cette opération, texte signé par plusieurs dizaines de parlementaires de droite. «C’est une boîte magnifique qui est en train d’être détruite. On n’est qu’au début de cette affaire», prévient Perrin, qui fait la comparaison avec la vente très contestée d’Alstom Energie à l’américain General Electric. Proche des milieux militaires, le sénateur s’inquiète particulièrement de l’entrée du milliardaire tchèque au capital d’Eviden, dont certaines activités sont considérées comme sensibles, et stratégiques pour l’Etat français. C’est le cas des supercalculateurs, dont Atos est l’un des champions mondiaux, instruments essentiels de la simulation des essais nucléaires. Autre exemple : Eviden est bien placée pour décrocher, en duo avec Thales, un contrat d’analyse de données auprès de la Direction générale de la sécurité intérieure (DGSI).

«Kretinsky fait cela avec l’aval du Château»

«On ne peut pas vendre un tel fleuron», s’agace le sénateur LR. Pour lui, l’arrivée d’un acteur étranger au capital d’Atos, avec une place au conseil d’administration, est en contradiction avec l’objectif de «souveraineté» défendu par Emmanuel Macron. Mais «Kretinsky fait cela avec l’aval du Château», croit-il savoir, dans une allusion au palais de l’Elysée. Perrin défend une autre offre pour Eviden, pilotée par le groupe français d’ingénierie Astek, lui aussi lié à certains cercles militaires et très actif en coulisse contre Kretinsky.

«Astek, ils sont gentils mais ils sont tout petits», moque une source proche d’Atos. La direction du géant informatique considère que ce candidat, avec ses 500 millions d’euros de revenus annuels, n’a pas les moyens pour avaler le gros morceau qu’est Eviden. Et assure qu’il n’a pas déposé d’offre ferme. «Nous y travaillons depuis un an, notre plan est solide, répond un dirigeant d’Astek. Mais nous nous confrontons à un réseau qui a déjà choisi son repreneur, les autorités font tout pour éviter de nous recevoir.» C’est d’après lui le signe évident d’une préférence d’Emmanuel Macron et de son bras droit, le secrétaire général de l’Elysée, Alexis Kohler, pour le milliardaire tchèque.

De fait, entre Kretinsky, qui ne cache pas son admiration pour Emmanuel Macron, et ce dernier, les relations n’ont jamais semblé aussi fluides que depuis que l’homme d’affaires, propriétaire de plusieurs médias en France (ElleMarianneFranc-Tireur…), enchaîne les acquisitions. Le 15 mai à Versailles, pour le dîner officiel du sommet Choose France, celui qui a fait fortune dans les énergies fossiles était assis à côté de Brigitte Macron et face au chef de l’Etat. Conseillé par Denis Olivennes (ex-directeur général de Libé), très bien introduit dans l’élite parisienne, Kretinsky s’est aussi lié d’amitié avec l’ancien président de l’Assemblée nationale, Richard Ferrand, membre du premier cercle autour du chef de l’Etat. Deux autres proches d’Emmanuel Macron ont œuvré à l’accord autour d’Atos, qu’ils ont conseillé à l’occasion : les banquiers d’affaires Grégoire Chertok (Rothschild, où a travaillé le chef de l’Etat), déjà à la manœuvre sur la reprise de Casino, et David Azéma (Perella Weinberg).

Présidée par le financier Bertrand Meunier, la société de services informatiques est très appréciée par la macronie. L’ex-Premier ministre Edouard Philippe a siégé au conseil d’administration d’Atos après son départ de Matignon et jusqu’en mai 2023. L’ancien ministre du Numérique, Cédric O, a voulu y entrer, mais cet ex-conseiller à l’Elysée, macroniste de la première heure, a été recalé par la Haute Administration pour la transparence de la vie publique.

Le manque d’intérêt de Thales et la volte-face d’Airbus

Daniel Kretinsky, nouveau milliardaire favori du chef de l’Etat ? Evidemment, chez les promoteurs du démantèlement d’Atos et des pouvoirs publics, cette version de l’histoire est jugée farfelue. «L’Etat est un client d’Atos, pas un actionnaire, commente l’entourage du ministre de l’Economie, Bruno Le Maire. Nous avons des discussions avec tous les protagonistes, c’est notre rôle. Mais nous ne sommes pas au conseil d’administration.» Bercy insiste quand même sur un point : avec 7,5 % d’Eviden, Kretinsky est loin d’une position de contrôle. «Il ne faut pas jouer à se faire peur», ajoute l’entourage de Bruno Le Maire, qui rappelle que l’allemand Siemens détenait encore 10% d’Atos l’an dernier, sans que cela chagrine qui que ce soit.

«Bien sûr, la direction d’Atos n’aurait jamais fait cet accord si l’Elysée avait été contre», admet une source proche de l’entreprise – qui ne fait ainsi que reconnaître une coutume en usage dans le monde des affaires. «Mais sur ce dossier, assure la même source, l’Etat a été plutôt absent. Il n’a d’ailleurs pas poussé pour une solution française.» Thales, dont l’Etat est le premier actionnaire, a songé à investir dans Eviden, mais a rejeté cette option, n’étant vraiment intéressé que par les activités de cybersécurité. Des discussions poussées, sur lesquelles misait Atos, ont en revanche eu lieu avec Airbus, autre société à participation publique, pour une entrée à hauteur de 30 % dans Eviden. Mais l’avionneur a fait volte-face avant son assemblée générale au printemps, étant sous la pression d’un fonds d’investissement américain hostile à l’opération. Sans que cela ait semblé émouvoir le sommet de l’Etat. «L’Elysée pense que ces grands groupes ne savent pas innover, ne croit pas que l’avenir du numérique passe par eux et préfère qu’Eviden ait un avenir indépendant», analyse un proche d’Emmanuel Macron. Une position stratégique de nature à favoriser un investisseur aux poches profondes comme Kretinsky. Si, en plus, il est bien vu du pouvoir central…

Du côté d’Atos, le milliardaire tchèque, qui se serait manifesté dès l’annonce de la division du groupe en juin 2022, est repeint sous les traits d’un sauveur qu’on s’estime chanceux d’avoir trouvé. D’où le faible prix pour la vente de Tech Foundations, pour lequel peu de candidats se seraient fait connaître : «L’infogérance est une activité déclinante, sans avenir, et à faible marge», [NDLR : décroissance mondiale de -1%, on a vu pire comme tsunami] explique un très bon connaisseur du dossier [NDLR : qu’est-ce que ça doit être pour les mauvais connaisseurs du dossier…] . Face aux solutions cloud d’Amazon (auquel Atos a dû s’allier), Google ou OVH, elle apparaît dépassée, même si elle décroît lentement (-1,6 % pour le chiffre d’affaires au premier semestre 2023) et renoue avec les bénéfices (73 millions d’euros de marge). «Kretinsky va devoir assumer des frais de restructuration très importants, de l’ordre de 800 millions d’euros», poursuit la même source. A l’écouter, des coupes dans les effectifs, en Allemagne et peut-être en France, sont inévitables, face à des concurrents internationaux qui ont délocalisé vers des pays à bas coût.

Un enjeu de «sécurité numérique» pour l’Union européenne

Cet investissement ressemble beaucoup au milliardaire d’Europe centrale, qui n’aime rien tant que de miser sur des métiers considérés comme morts (le charbon par exemple). «La partie infrastructure d’Atos correspond parfaitement à l’expertise de notre groupe, acquise grâce à nos activités d’infrastructure énergétique et notre connaissance des marchés de l’énergie», explique Daniel Castvaj, porte-parole de Kretinsky. L’argument : le principal coût dans le business de l’infogérance étant celui de l’électricité, dont le Tchèque est un expert, il saura le rendre rentable. Ce deal est aussi un enjeu de «sécurité numérique» pour l’Union européenne, ajoute Castvaj. La souveraineté technologique européenne est l’une des obsessions de Kretinsky, très critique des géants américains.

Quant à la prise de participation dans Eviden, elle n’aurait été négociée qu’après le retrait d’Airbus, dans le but de montrer aux marchés financiers qu’un homme d’affaires de renom croyait dans le potentiel de la nouvelle entité – qui aura besoin de lever de l’argent pour financer son développement. Attentif à sa réputation, soucieux de ne pas apparaître comme un prédateur sans foi ni loi, Kretinsky assure qu’il ne souhaite pas aller au-delà des 7,5 % actuels. «Nous serons un actionnaire minoritaire sans influence sur le management de l’entreprise», explique Castvaj. Promesse archivée.