Le groupe informatique a connu trois patrons en neuf mois, son cours de Bourse a été divisé par trois depuis début 2022. Le plan de sauvetage présenté mi-juin prévoit une longue scission-restructuration, à moins qu’une cession n’intervienne d’ici là.
Par Gwénaëlle Barzic, Florian Dèbes Publié le 21 juil. 2022 à 7:00
« Lunaire », « jamais vu » : ceux qui ont assisté mi-juin à l’annonce du plan stratégique d’Atos – en réalité un plan de sauvetage – n’en reviennent toujours pas. Alors qu’il venait d’annoncer sa démission quelques heures plus tôt, moins de six mois après son arrivée, le directeur général Rodolphe Belmer présentait devant des journalistes et analystes financiers une scission-restructuration à laquelle il était… opposé. Carnage à la Bourse de Paris.
Depuis, dans la salle de marché d’une grande banque européenne, le mot d’ordre est clair : interdiction de toucher aux actions Atos jusqu’à nouvel ordre. « C’est un dossier devenu toxique. On ne comprend pas leur plan. Moi-même, je l’ai relu trois fois », explique une source interne. Conséquence de la défiance des investisseurs, la société a vu son cours divisé par trois depuis le début de l’année. Elle vaut désormais à peine plus d’un milliard d’euros alors que l’autre français, Capgemini, tutoie les 30 milliards.
Chez Atos, pourtant, on veut croire que le plus dur est passé. Même l’annonce de la dégradation de la note d’emprunteur du groupe par S&P, à hauteur de deux crans, est vécue quasiment comme un soulagement. « Maintenant il faut avancer, il n’y a pas d’autre choix », explique une source en interne.
Reste à savoir si l’ex-fleuron du CAC 40 a encore toutes les cartes en main. « A ce stade, la question, ce n’est plus la stratégie ou l’avenir d’Atos, c’est comment on sauve 110.000 personnes », estime un ancien cadre.
Spirale infernale
Car en l’espace de 18 mois, Atos a basculé de la success-story française à la menace d’un démantèlement.
Pendant des années, la société née en 1997 a grandi à coups d’acquisitions pour s’ériger en champion européen : dirigée par Thierry Breton depuis 2008 et jusqu’au départ de ce dernier pour la Commission européenne fin 2019, la société cumule un chiffre d’affaires dépassant les 10 milliards d’euros. Ses supercalculateurs issus de l’acquisition de Bull sont utilisés pour simuler les essais nucléaires. Sa division de cybersécurité protège les grands noms du CAC 40 et se positionne sur le podium mondial. Tout cela est aujourd’hui passé au second plan.
Le premier coup de semonce est arrivé début 2021, le titre cote alors plus de 80 euros. Une fuite sur un projet dispendieux d’acquisition de l’américain DXC (émanation de Hewlett-Packard) jette le trouble chez les investisseurs. L’opération ne se fera pas, mais la spirale infernale est enclenchée. Réserves sur les comptes aux Etats-Unis (qui seront finalement levées), arrivée puis sortie d’un investisseur mystère au capital, avertissements en série sur les résultats, le numéro deux européen des services informatiques enchaîne les mauvaises nouvelles. Il finit par sortir du CAC 40 en septembre 2021.
De grosses erreurs ont été faites et la gouvernance est un enjeu majeur
Kepler Cheuvreux dans une note
Pour tenter d’éteindre l’incendie et éviter un destin à la Technicolor, comme le prophétisent les plus pessimistes, le conseil d’administration décide d’appliquer un traitement de choc. La société sera coupée en deux avec d’un côté la partie infogérance, en déclin, appelée à une lourde restructuration et de l’autre les activités en croissance de cybersécurité et de transformation digitale destinées à une introduction en Bourse sous le nom d’Evidian. La facture est salée : 1,5 milliard d’euros, soit davantage que la capitalisation boursière d’Atos tandis que le retour à une génération de cash positive n’est pas espéré avant 2026 pour l’infogérance.
Potion amère
Pour les investisseurs, la potion est amère. « De grosses erreurs ont été faites et la gouvernance est un enjeu majeur. Sans confiance, tenter un scénario pour 2025-2026 avec une potentielle récession ressemble de plus en plus à un défi », estiment les analystes de Kepler Cheuvreux dans une note intitulée « Trop tard pour régler le problème ? ».
Dans un marché devenu adverse au risque, avec une dette désormais classée comme spéculative et des résultats du premier semestre attendus dégradés, beaucoup s’interrogent. Comment trouver plus d’un milliard d’euros pour remettre à flot un navire sans capitaine ? Atos a bien nommé Nourdine Bihmane nouveau directeur général – le troisième en neuf mois – à la veille du 14 juillet, mais tout reste à faire.
« Le financement n’est pas un sujet. Plusieurs banques se sont déjà engagées », assure toutefois une source au fait des discussions qui sont menées par deux poids lourds de la place, JP Morgan et BNP Paribas.
Plus périlleux pour le groupe de services informatiques : la fuite de ses talents, en particulier au sein de la pépite de cybersécurité BDS, dans un secteur où les compétences s’arrachent à prix d’or. Les concurrents assurent avec un brin de malice recevoir de nombreux CV. Le risque : un délitement du groupe alors que les dirigeants seront mobilisés par la mise en oeuvre de la réorganisation pendant une longue période de 18 mois.
Unité du conseil d’administration ?
« On ne voit pas comment ils vont pouvoir mettre en oeuvre leur plan, en tout cas en l’état. Tout va dépendre de l’unité ou non du conseil », pronostique un bon connaisseur du secteur.
Déjà, des actionnaires reprochent au conseil d’administration, et surtout à son président Bertrand Meunier, de ne pas avoir su empêcher la chute du cours. « Je ne comprends pas pourquoi le conseil n’a jamais expliqué la baisse d’une action qui valait dix fois plus quand Thierry Breton était le PDG de l’entreprise », se désole ainsi Hervé Lecesne. Après avoir fait fortune dans l’agroalimentaire, cet entrepreneur avait misé des millions d’euros dans Atos qui se sont pour partie évaporés ces derniers mois.
Avec d’autres actionnaires, et notamment le fonds Sparta dirigé par Franck Tuil (un ancien d’Elliott), ils s’activent pour provoquer le départ de Bertrand Meunier. S’ils parviennent à réunir 5 % des actionnaires, leur intention est de convoquer une assemblée générale extraordinaire à la rentrée. Ils assurent en avoir convaincu à ce stade près de 3 %.
Un métier historique en déclin
Doyen du conseil au moment de son accession à la présidence en remplacement de Thierry Breton, Bertrand Meunier avait été membre du conseil pendant neuf ans, de 1989 à 1998, avant d’y revenir en 2008 en tant que représentant du fonds PAI Partners puis d’y rester en tant qu’indépendant à partir de 2015. Il a accédé à la présidence en 2019 alors qu’une autre figure du conseil, Vivek Badrinath, avait des soutiens de poids.
Décrit comme « viscéralement » attaché à l’entreprise, le financier, à la tête d’une importante fortune personnelle, se retrouve aujourd’hui en première ligne face aux critiques.
« DXC, c’est une idée de Meunier », soufflent plusieurs observateurs proches d’Atos alors que le projet avorté début 2021 contredisait en tout point la stratégie défendue les mois précédents par le directeur général du moment, Elie Girard. Quand celui-ci voulait se concentrer sur les acquisitions de pépites spécialisées sur des technologies d’avenir (la cybersécurité, la décarbonation), avaler le géant américain aurait signifié s’exposer un peu plus au métier historique mais déclinant d’Atos, la gestion de ressources informatiques des entreprises.
Certes, Atos était toujours très exposé à ce marché au départ de Thierry Breton. Malgré des efforts de diversification, l’infogérance apportait toujours la moitié des recettes. « Jusqu’en 2019, les marges étaient mêmes bonnes, proches des deux chiffres », souligne un analyste financier pour expliquer le peu d’allant à restructurer l’entité à l’époque.
Sauf que la donne, et le regard des financiers, a changé depuis : compressée par l’engouement spectaculaire pour le cloud et son principe de location de serveurs à distance, la source de chiffre d’affaires d’Atos se tarit à marche accélérée (-12 % en 2021).
Problème de casting
Dans ce contexte, l’éviction d’Elie Girard à l’automne 2021 et l’arrivée en janvier d’un nouveau directeur général devait permettre à Atos de se stabiliser sur son marché principal tout en valorisant ses actifs en croissance. Le recrutement de Rodolphe Belmer, artisan du redressement de Canal+ mais inconnu dans le métier, n’a pas été compris, d’autant que la société n’a pas eu recours à un chasseur de têtes comme il est d’usage.
Las, les relations entre Rodolphe Belmer et Bertrand Meunier, qui se connaissent depuis longtemps, virent vite à l’aigre. Moins de dix jours après son arrivée, l’ex-patron d’Eutelsat fait un avertissement sur résultats suivi d’une dépréciation d’actifs massive le mois suivant. « C’était un camouflet pour le conseil », analyse un connaisseur du secteur.
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La situation devient intenable quand, fin avril, Rodolphe Belmer propose de céder BDS soit par introduction en Bourse soit par une vente, afin d’utiliser le produit de cette cession pour financer la restructuration de l’infogérance. A la quasi-unanimité, moins les voix du premier actionnaire Siemens et celle du DG, le conseil rejette la proposition du patron qu’ils étaient venus chercher. Hors de question de se faire dépecer à vil prix, avaient tranché les administrateurs.
Enchères faussées
Mais qu’en serait-il aujourd’hui ? Officiellement, les administrateurs font bloc avec leur président. « Aujourd’hui, s’il y avait une offre, cela pourrait être l’étincelle au board », estime toutefois un ancien de la maison.
Les prétendants possibles pour BDS sont peu nombreux, Atos étant un fournisseur critique de l’armée française, de l’Otan, ou encore de la DGSE.
« Le problème c’est qu’avec Atos, vous êtes dans l’un des rares cas où les enjeux de souveraineté faussent la donne. Si on avait pu faire des enchères internationales, la situation aurait été totalement différente. Il y aurait eu une OPA et c’était plié », explique un proche d’Atos.
Thales est comme le renard qui attend de manger son fromage
une source proche d’atos
Airbus est cité, ainsi qu’Orange qui regarde et travaille sur le dossier, assurent deux sources proches de l’opérateur télécoms. Mais c’est le nom de Thales qui est sur toutes les lèvres.
« Thales est comme le renard qui attend de manger son fromage. S’il faisait une offre à un prix irrésistible, tout se serait réglé, mais ils ne l’ont pas fait », assure la même source.
Il ne fera ni une offre hostile ni une offre non sollicitée, assure de son côté une source proche du groupe de défense et de hautes technologies.
L’Elysée, Bercy et le ministère des Armées suivent le dossier de près . L’Etat français n’est pas au capital d’Atos, mais il est actionnaire des trois candidats potentiels à un rachat d’une partie de ses activités. « Ils ne nous ont rien demandé, mais ils ne nous ont rien interdit non plus », dit l’un d’entre eux.
Un repreneur pour l’infogérance ?
L’activité d’infogérance pourrait elle aussi susciter les appétits. Surtout quand elle sera délestée de sa dette, qui sera portée par Evidian, et pourvue d’un milliard d’euros pour se restructurer.
Selon plusieurs sources, Bertrand Meunier, qui assure en public vouloir préserver l’héritage et l’unité d’Atos, a essayé pendant plusieurs mois de trouver un repreneur pour cet actif. En vain jusqu’ici.
« Dix-huit mois, c’est long et beaucoup de choses peuvent se passer d’ici là », explique un proche d’Atos. Le plan présenté mi-juin permet de « ne pas insulter l’avenir », glisse-t-il.
Gwénaëlle Barzic, Florian Dèbes ( )
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