La patronne d’Ardian avec le fonds américain GIP est prête à soutenir une solution négociée entre Suez et Veolia.
NDLR: Cette fois-ci, Diane Galbe était son interlocutrice. Donc elles se connaissent bien.
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Une nuit glaciale est tombée sur le quartier de l’Upper West Side, à New York. De tout là-haut, derrière les vitres du gratte-ciel fouetté par le vent, on aperçoit Central Park, recouvert de neige, et les derniers citadins emmitouflés qui marchent en accéléré, pressés de rentrer chez eux pour échapper à la morsure du froid. En ce soir de janvier 2018, Dominique Senequier reçoit à dîner dans son nouvel appartement, acquis deux ans plus tôt contre un chèque – provisionné rubis sur l’ongle – de 15 millions de dollars. L’info avait fuité dans la presse locale. Après des mois de travaux, elle vient de s’installer dans le célèbre building achevé en 1929, The Beresford (John McEnroe, Glenn Close ou Diana Ross y ont vécu). Ses invités, une petite dizaine, sont exclusivement des hommes, des yuppies stars de la finance, des gestionnaires de fonds, dont le quotidien consiste à risquer des milliards pour gagner des millions. L’inverse fonctionne tout autant.
La maîtresse de maison a convié son équipe rapprochée, les membres du comité exécutif du groupe Ardian, pour un repas « en famille. » Ils sont attablés autour d’une pasta al dente mitonnée par l’Italien de la bande. Ils célèbrent l’année qui vient de se terminer et a fait, une fois de plus, exploser tous les compteurs, en dépassant 66 milliards de dollars d’actifs sous gestion. Ils dégustent un bordeaux, le vin préféré de leur hôtesse. En fond sonore, un concert de jazz enregistré au Carnegie Hall en 1938. Récompenses raffinées après une journée sous haute pression, des heures passées en réunions dans les bureaux d’Ardian USA pour passer en revue investissements futurs, enjeux stratégiques et nouvelles levées de fonds.
Légende vivante
La présidente d’Ardian s’amuse beaucoup, mais, et ses équipes ne l’oublient pas une seconde, même après trois verres de bon vin, elle reste la patronne. Exigeante, redoutable, redoutée. Dominique Senequier, qui s’épanouit plus dans l’ombre qu’à la lumière, est une légende vivante de la finance. Assise en majesté dans le carré VIP du système capitaliste : le monde opaque, complexe, des fonds d’investissement. Un terrain de jeu financier où les sommes investies deviennent presque abstraites à force d’être faramineuses. Son job ? Générer encore plus d’argent avec beaucoup, beaucoup d’argent. En langage soutenu, on dirait : « Assurer une rentabilité à des fonds investis. » Comment ça marche ? Les clients les plus fortunés – sociétés d’assurances, fonds souverains, fonds de pension des retraités d’IBM ou de General Motors, banques ou particuliers immensément riches – lui confient une partie de leur trésor de guerre. Hors de question de laisser végéter dollars, yuans ou euros sur un simple compte en banque – on parle là de milliards disponibles qui doivent faire un maximum de petits. Hors de question aussi de tout miser en Bourse, car cela reviendrait à jouer à la roulette russe avec toutes les balles dans le barillet.
Dominique Senequier propose une autre option. Elle crée des fonds d’investissement thématiques : certains achètent des parts dans des entreprises non cotées (Ardian possède aujourd’hui 158 sociétés en portefeuilles via ses fonds), d’autres se concentrent sur l’immobilier ou encore les infrastructures, et elle y place les montants stratosphériques qu’on lui confie. Entre cinq et dix ans plus tard, le fonds est liquidé, les participations vendues et, si tout va bien, les clients repartent avec une coquette plus-value.
« Pif » ultrasensible
Avec Dominique Senequier, ça va très souvent très bien. C’est ainsi qu’elle a été actionnaire du Club Med, est toujours présente au capital du gestionnaire de parkings Indigo, de l’aéroport de Luton en Grande-Bretagne, et a racheté un réseau autoroutier au Portugal ou des immeubles de bureaux en Allemagne. Depuis que Veolia a déclaré ses intentions quant au rachat de son rival Suez, à la fin du mois d’août 2020, elle apparaît comme le recours de la direction de Suez, farouchement opposé à Veolia et à son PDG Antoine Frérot. Cela fait des mois qu’Ardian et Dominique Senequier avaient été évoqués, que Bertrand Camus et Philippe Varin, le directeur général et le président de Suez, attendaient qu’elle s’engage dans la bataille, mais elle n’est sortie du bois que ce dimanche 17 janvier en fin de journée, avec le fonds d’investissement américain GIP. Senequier est, une fois de plus, au centre du jeu dans ce dossier politico-économique explosif. « Elle est devenue incontournable. Ardian rivalise désormais avec les grands du métier, tous des Américains, que sont les Blackstone et autres KKR, explique Patrick Thomas, ancien PDG d’Hermès et président du conseil de surveillance d’Ardian. Tous les fonds de pension des États américains, de la Californie à l’État de Washington, lui confient désormais leur argent. Vous vous rendez compte ? À une petite Française… »
À Polytechnique, « on n’avait pas de chambre, on dormait toutes à l’infirmerie »
La patronne n’est pas très grande. Elle est même plutôt frêle, mais cela fait bien longtemps que plus personne ne se laisse berner par son physique fragile. Dominique Senequier naît à Toulon, en 1953, dans une famille de scientifiques. Elle se tue à le dire quand on lui pose la question (ce qui arrive souvent), elle n’a pas de liens avec la dynastie des bistrotiers du port de Saint-Tropez. Sa grand-mère est prof de maths à Paris, son père est ingénieur, diplômé de l’École polytechnique. « Pendant les grandes vacances chez ma grand-mère, à Bédoin, village au pied du mont Ventoux, je faisais des exercices de maths, comme ça, pour le plaisir. Je me souviens d’avoir appris les cas d’égalité des triangles sur une table, dehors, au soleil, en écoutant le chant des cigales. » Première de sa classe, elle passe son bac à 16 ans, enchaîne avec maths sup et maths spé à Marseille, présente Polytechnique, dont le concours vient d’être ouvert aux filles. Elle est reçue en août 1972 avec six autres jeunes femmes – dont la célèbre Anne Chopinet, major d’entrée.
« Les militaires ne pensaient pas vraiment que des filles réussiraient, se souvient Dominique Senequier. Le jour de la rentrée, on n’avait pas de chambre, on dormait toutes à l’infirmerie. On n’avait pas d’uniforme non plus, alors on traînait toute la journée en survêtement. » Yves Saint Laurent et Christian Dior planchent sur un costume de polytechnicienne, mais c’est le tailleur du général de Gaulle qui sera choisi. Grosse déception chez les premières concernées. L’élève Senequier ne brille pas particulièrement au classement de sortie ; elle pointe à la 150e place et choisit le corps de contrôle des assurances. Pas très glamour. « Mon oncle était dans les assurances. Il m’a encouragée à choisir ce corps parce que j’étais une femme et que ce métier permettait de concilier travail et famille. À l’époque, on pensait plus à réussir sa vie d’épouse et de mère que sa carrière. » Dominique Senequier se marie et entame une paisible carrière de haut fonctionnaire en tant que commissaire contrôleur des assurances.
« J’étais comme un animal curieux »
En septembre 1975, la toute jeune diplômée accepte l’invitation à déjeuner d’un certain Claude Bébéar, ancien de l’X lui aussi, alors directeur général de la mutuelle de Belbeuf. « Le métier d’assureur était un club d’hommes, à l’époque. Pour Claude, j’étais comme un animal curieux. Il voulait me voir de près. » Il la suivra toujours du coin de l’œil. Elle quitte la fonction publique au bout de six ans, rejoint d’abord l’assureur GAN au poste de secrétaire générale (1983), puis devient directrice générale des participations du groupe (1993). Elle apprend le métier de l’investissement, entre au capital d’entreprises diverses et variées, rachète des vignobles à Bordeaux, etc. C’est dans ces années-là qu’elle apprend à humer comme personne les bons coups, si hétéroclites soient-ils, du moment qu’ils rapportent, et à juger les hommes en un clin d’œil. Trois ans plus tard, l’assureur fait faillite et le portefeuille de participations est liquidé dans son dos. Elle n’est même pas consultée. Elle en sort humiliée, avec une envie de revanche qui lui reste tout au fond du ventre.
En 1996, Claude Bébéar, désormais PDG d’Axa, géant mondial de l’assurance, en chasseur émérite, fonce en piqué sur sa proie. Définitivement, il lui faut cette femme, car il entend créer, à son tour, un département de gestion de participations pour Axa. Il lui offre le même boulot qu’au GAN, à un détail près. Senequier ne gère plus seulement l’argent de l’assureur, mais aussi celui de clients tiers. Bébéar pose ainsi l’équation : quand je te donne un franc d’Axa, tu dois en « trouver » deux. « Au départ, je lui ai confié 50 millions de francs pour lancer Axa Private Equity. Pour le reste, elle devait se débrouiller seule. Le métier d’assureur fait qu’on gère de l’argent pour notre propre compte, mais, si l’on a de bonnes compétences de gestionnaire, pourquoi ne pas en faire profiter les autres également ? » sourit Bébéar. Dominique Senequier se lance dans un grand numéro de drague internationale pour convaincre institutions et grands comptes de lui confier la clé de leur précieuse cassette. « À l’époque, c’était difficile d’aller à l’étranger pour lever des fonds. La France sortait de quatorze années de socialisme mitterrandien. La réputation d’un pays gauchiste lui collait à la peau. Alors, quand je rencontrais des clients aux États-Unis, aux Pays-Bas, en Asie, ils hésitaient, explique Senequier. Mais la signature et la réputation d’une maison comme Axa m’ont beaucoup aidée. »
Prise de guerre
Les premiers qui osent lui faire confiance sont la Caisse des dépôts du Québec et une filiale de la banque néerlandaise Rabobank. Aux États-Unis, sa première prise de guerre sera le fonds de pension des salariés d’IBM. Sur les premiers fonds, Axa Private Equity affiche des rendements de 25 à 30 % annuels. Le pari est gagné, les clients toquent à la porte, notamment les fonds souverains chinois, koweïtiens, d’Abou Dhabi ou de Singapour.
« Men in Black ». Autour de Dominique Senequier, sa garde rapprochée (de g. à dr.) : Vladimir Colas (Ardian USA), Philippe Poletti (Ardian Buyout), Mark Benedetti (Ardian USA), Mathias Burghardt (Ardian Infrastructure), Olivier Decannière (Ardian UK), Vincent Gombault (Ardian fonds de fonds et Ardian Private Debt), Jan Philipp Schmitz (Ardian Germany et Ardian Asia), Benoît Verbrugghe (Ardian USA), Jérémie Delecourt (Corporate & International Development), Nicolò Saidelli (Ardian Italie).
Rien d’étonnant, dès lors, que la machine tourne à plein régime. Axa Private Equity mène une vie prospère, indépendamment de la maison mère, sous le regard bienveillant du patriarche Bébéar. Dominique Senequier constitue sa garde rapprochée. Une sorte de seconde famille (elle est la mère d’une fille, Estelle, chanteuse lyrique) qu’elle mène avec un mélange d’humanité et d’autorité. « C’est comme apprendre le piano avec Mozart, parfois ça fait mal aux doigts, s’amuse Jérémie Delecourt, qui a débuté à son côté en écrivant ses discours. Pendant longtemps, mon cœur se serrait chaque fois que je rentrais dans son bureau, comme si j’allais passer un examen. »
En 2010, Claude Bébéar laisse la place au dauphin qu’il s’est choisi, Henri de Castries. Le nouveau PDG d’Axa, énarque-inspecteur général des Finances, du même âge, supporte mal l’indépendance d’esprit de cette Mme Senequier, aux luxueux bureaux de la place Vendôme. Son côté « ni dieu ni maître » et son petit air hautain ont le don de l’agacer. Ce n’est pas tout. Elle et sa dream team de gérants amassent trop de primes, s’achètent de trop belles propriétés en France ou à l’étranger, cultivent des ananas en Guadeloupe… Leurs revenus sont sans commune mesure avec le salaire d’un PDG du CAC 40. « Tous ces gens qui sont dans le private equity, ce sont un peu des divas, dit Bébéar. Ils sont très doués et gagnent beaucoup d’argent, cela crée des jalousies en interne. » L’affaire Skyrock est la goutte d’eau. En 2011, Senequier s’attaque à, selon elle, la « mauvaise gestion » du charismatique fondateur Pierre Bellanger, le patron de Skyrock, la radio des jeunes, dont Axa Private Equity est devenu actionnaire majoritaire. Elle décide même de le destituer de son poste de PDG. L’homme de radio hurle à la mort, rameute les journalistes et les politiques, de François Hollande à Christine Boutin, qui défilent au micro pour exprimer leur soutien ému à cette décapitation radiophonique. Dominique Senequier finit par céder et revend illico ses parts dans Skyrock. L’image d’Axa n’en sort pas indemne.
« Nouvelle aventure »
L’occasion est inespérée, pour Henri de Castries, de mettre en vente officiellement Axa Private Equity. Les salariés, emmenés par Dominique Senequier (qui a retenu la leçon du GAN), rachètent leur propre pépite en 2013, aidés par des actionnaires dormants comme Hermès. Axa Private Equity devient Ardian et ne perd pas au change. « Après la séparation d’avec Axa, on s’est rendu compte que de nombreux clients ne souhaitaient pas investir dans des gestionnaires de fonds qui appartiennent à un grand groupe. Ils craignent des conflits d’intérêts, note Mathias Burghardt, responsable d’Ardian Infrastructure. Une nouvelle aventure a commencé. On est passé de 30 à 66 milliards d’euros de fonds gérés en cinq ans ! (ndlr : 103 milliards de dollars d’actifs en 2020) »