INTERVIEW – La présidente d’Ardian explique pourquoi, selon elle, le capital investissement présente plus d’attraits que les marchés boursiers (LE FIGARO)

Un des principaux fonds de private equity (investissement des sociétés non cotées en Bourse), Ardian, gère 90 milliards de dollars d’actifs en Europe, Amérique et Asie. Dominique Senequier est sa fondatrice et sa présidente.

 

LE FIGARO. – Le capital-investissement (private equity) n’a jamais autant levé d’argent, jamais autant investi. Comment expliquez-vous cet engouement?

Dominique SENEQUIER. – Le niveau très bas des taux d’intérêt porte le secteur, d’autant qu’il y a moins d’engouement à se financer en Bourse. La transparence y est nécessaire, mais comporte des excès: dans les années 1980, les rapports annuels des sociétés cotées étaient de 15 pages ; ils en comptent aujourd’hui 350, et les règles de gouvernance se sont multipliées. Dans le non-coté, la vie est plus simple. Et la présence des fonds activistes en Bourse suscite de l’inquiétude: ils disent vouloir maximiser la valeur de l’action, mais à quel horizon? Chez Ardian, nous investissons sur le long terme: avec le management, nous définissons un plan à 5 ans minimum.

Avec la flambée des prix, faut-il craindre la création, puis l’explosion d’une bulle?

Les montants prêts à être investis par le capital-investissement dans le monde ne dépassent pas 1 800 milliards de dollars. Cela reste peu comparé à la capitalisation boursière mondiale. Celle d’Apple est de 916 milliards. Notre secteur ne peut menacer l’économie. Les valorisations pour les acquisitions avec effet de levier ne sont pas excessives: 10,8 fois l’Ebitda en 2018, et ce multiple devrait être de 9,9 en 2019. En 2007, avant la crise, il était de 9,7, mais avec un endettement plus élevé. Il n’y a aujourd’hui pas d’excès d’endettement, malgré les taux d’intérêt négatifs. En Europe, la dette a financé 52 % du coût des opérations de private equity en 2018, contre 68 % en 2007. Aux États-Unis, c’est 60 %, contre 67 % en 2007.

La guerre commerciale entre les États-Unis et la Chine, les tensions entre les USA et l’Iran dans le Golfe sont-elles une menace pour l’économie mondiale?

On n’a pas encore la mesure quantitative des conséquences du conflit commercial entre la Chine et les États-Unis. Donald Trump est pragmatique. Il a un discours pour les élections, mais s’il voit que le conflit avec la Chine n’est pas bon pour l’économie américaine, il changera son fusil d’épaule. En 2019, il est très difficile d’être complètement protectionniste. Les États-Unis ne vont pas renoncer à leur traité de libre-échange avec Oman, alors que les Chinois et les Indiens s’implantent dans ce pays stratégique du Golfe persique. Ce qui compte, ce sont les tendances de long terme, pas les fluctuations trimestrielles.

Quel bilan faites-vous de la politique économique de Donald Trump?

Les États-Unis ont pour qualité de savoir prendre des décisions plus radicales. Ils sont aussi plus brutaux. Lorsqu’ils baissent l’impôt sur les sociétés, ils le font passer de 35 % à 21 % en un an, et pas de 33 % à 25 % en plusieurs années comme en France. Ils ont décidé de permettre aux entreprises d’amortir en un an leurs investissements. Donald Trump a pratiqué une relance par l’investissement, qui a porté ses fruits. L’Europe a aussi des atouts: c’est la troisième économie mondiale, une zone d’unité monétaire et de libre-échange. L’intérêt des Chinois pour l’Europe ne trompe pas, même si la croissance économique y est moins élevée.

La France est-elle toujours un pays attractif pour l’investissement, après six mois de mouvement «gilets jaunes»?

Ce qui a fait la spécificité française comparée à d’autres pays ayant vécu des contestations, c’est la durée de la mobilisation des «gilets jaunes», et la tolérance à la violence. Mais ce mouvement n’a pas eu d’effet sur l’attractivité de la France et aucune incidence sur les levées de fonds. La France a de grands atouts: de belles infrastructures, des entrepreneurs de grande qualité qui visent très vite l’international, un environnement légal relativement stable, et une recherche d’excellence. Le sujet principal, c’est le niveau de charges sociales. Elles atteignent 52 % du salaire super brut, le record mondial.

Craignez-vous un Brexit sans accord? Cela vous dissuade-t-il d’investir outre-Manche? Est-ce une opportunité pour la place de Paris?

La probabilité d’un Brexit dur augmente avec celle que Boris Johnson devienne premier ministre. Néanmoins, le pays n’est pas à terre, la livre sterling n’a baissé que de 12 %. C’est lorsque les actifs se déprécient que c’est le moment d’acheter. Paris profite incontestablement du Brexit. Des banques y ont déjà déménagé des équipes de centaines de personnes. Entre Paris et Francfort, les financiers préfèrent habiter la première.

Ardian était candidat à la privatisation d’ADP. Le RIP a-t-il donné un coup d’arrêt à ce projet?

Je ne le pense pas. Chez Ardian, nous travaillons sur le long terme, cela ne nous pose pas de problème d’attendre quelques mois ou quelques années. On n’a pas expliqué aux Français l’histoire d’ADP depuis 2006. C’est à cette date que la privatisation a commencé, avec une mise en Bourse d’une partie du capital. C’est à ce moment-là qu’il aurait fallu un débat. Puis la part de l’État a été peu à peu réduite, y compris sous le quinquennat de François Hollande. On diabolise des choses qui n’ont que l’apparence de la politique. Une entreprise cotée qui a une part de son actionnariat public et une gouvernance particulière, cela est tout à fait possible. Il est indispensable d’impliquer les collectivités locales, parce qu’un aéroport a des répercussions fortes sur l’économie d’un territoire, son environnement et ses emplois. C’est la raison pour laquelle la proposition des collectivités franciliennes à laquelle nous nous associons nous semble pertinente.

Votre moindre expérience dans l’aéroportuaire, comparée à Vinci, et la revente de vos parts dans London Luton au bout de 5 ans seulement ne sont-elles pas des faiblesses dans la candidature d’Ardian?

Ardian a une expérience réussie dans les aéroports. En Italie, nous cogérons ceux de Milan, Turin, Bologne, Naples… Nous avons géré 5 ans l’aéroport de Luton avec Aena. La concession était courte et nous avons choisi d’en sortir en raison des incertitudes liées au Brexit. Dans le cadre de notre partenariat avec les collectivités locales, nous avons pris l’engagement de rester au moins dix ans. En complément, nous avons souhaité que soit prévue une clause d’agrément, donnant à nos partenaires publics un droit de regard sur l’éventuel repreneur qui viendrait après nous et sur les conditions de cette revente. Ces engagements s’inscrivent dans notre volonté de porter un projet audacieux pour ADP tout en préservant les intérêts de la France et des Franciliens.

https://www.lefigaro.fr/societes/dominique-senequier-dans-le-non-cote-la-vie-est-plus-simple-20190628