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Maître d’œuvre du projet de cession à Daniel Kretinsky, Bertrand Meunier se retrouve sous le feu des critiques, y compris parmi ses soutiens. Craignant que la situation ne devienne incontrôlable, l’Élysée a décidé, selon nos informations, de nommer deux hauts fonctionnaires chargés d’« encadrer » la direction. Mais pour quoi faire ?
24 septembre 2023 à 16h09
« Bertrand Meunier est devenu un problème. » La confidence ne vient pas des fonds d’investissement ou des petits porteurs qui font de l’éviction du président d’Atos une priorité, mais de l’entourage du milliardaire Daniel Kretinsky. Alors que la rébellion s’amplifie autour du sort du groupe de services numériques, les reproches fusent de toutes parts sur la gestion du dossier par Bertrand Meunier. Même ses plus fidèles soutiens commencent à lui faire défaut, lui reprochant « d’entraîner tout le monde sur une pente glissante ». Avant même d’avoir connaissance d’une plainte pour « corruption active et passive » déposée au Parquet national financier le 22 septembre.
Depuis le début du projet de cession de Tech Foundations au milliardaire tchèque, le président d’Atos avait obtenu carte blanche pour conduire l’opération. Tout le monde lui faisait confiance pour réaliser cette cession sans anicroche. Annoncée le 1er août, l’opération était censée passer sans problème la torpeur de l’été.
Mais rien ne s’est passé comme prévu. Les petits porteurs, rejoints par des fonds d’investisseurs, mènent une fronde de plus en plus élargie : l’Autorité des marchés financiers (AMF) se retrouve sous le feu des critiques et maintenant la justice est saisie du dossier. Au Parlement, les députés Les Républicains (LR), opposés à cette opération considérée comme un nouveau bradage des activités stratégiques françaises, menacent d’ouvrir une enquête parlementaire sur Atos.
Enfin, les milieux militaires sont entrés en rébellion à face à ce projet fragilisant, selon eux, la défense. Le désaccord atteint une ampleur rarement vue depuis l’éviction du chef d’état-major des armées Pierre de Villiers en juillet 2017, à en croire certains connaisseurs du monde de la défense. Ils manifestent en tout cas une hostilité de plus en plus visible à ce projet, comme en témoigne une note rédigée par l’ancien directeur du Commissariat de l’énergie atomique, Daniel Verwaerde, révélée par Challenges. Il y parle « d’un démantèlement fatal à l’entreprise » et pour la dissuasion nucléaire.
Mise sous tutelle
Tout cela fait du bruit, beaucoup trop de bruit au goût de l’exécutif. Constatant que Bertrand Meunier est dans l’incapacité de calmer la situation, l’Élysée, qui jusque-là avait veillé à se tenir à l’écart, a décidé de reprendre les choses en main. Selon nos informations, une réunion informelle a été organisée à l’Élysée le 19 septembre sous l’égide de son secrétaire général Alexis Kohler.
Jusqu’alors, le gouvernement avait justifié sa non-intervention dans le dossier Atos en expliquant qu’il n’était pas actionnaire du groupe et que tout cela relevait du secteur privé. Au vu de la tournure des événements, il semble décidé à ne plus s’embarrasser des formes.
Lors de cette réunion, il aurait été décidé que deux « commissaires » du gouvernement allaient être dépêchés auprès d’Atos : Alexandre Lahousse, responsable à la Direction générale de l’armement, appelé, selon la Lettre A, à prendre la direction de l’industrie de défense, et Thomas Courbe, directeur général des entreprises à Bercy.
Tous les deux suivent attentivement le dossier Atos depuis des mois, selon nos informations. Leur mission ? « Encadrer » le président d’Atos. En clair, mettre Bertrand Meunier sous tutelle, en ne lui laissant que les apparences de la fonction. Mais pour faire quoi ? Poursuivre le plan tel qu’il a été annoncé ? Ou l’enterrer ? Jusqu’alors, l’exécutif n’a jamais été clair sur sa stratégie à l’égard d’Atos.
Interrogé sur cette réunion et sur ces nominations, l’Élysée ne nous a pas répondu.
Le spectre du scénario Casino
Cela suffira-t-il à ramener le calme et à sortir le groupe de l’impasse ? Car, de quelque côté que le groupe se tourne, il fait face à une situation à la fois financière et stratégique qui paraît insoluble. « Je ne vois pas comment cette cession, telle qu’elle a été prévue, peut aboutir. Aucune des conditions pour la réaliser n’est réunie », relève un connaisseur du dossier. « Si Daniel Kretinsky veut vraiment racheter les activités de Tech Foundations, il va devoir faire des concessions. Il a des prétentions inacceptables, compte tenu de la situation financière du groupe », analyse un observateur. « L’assemblée générale va être reportée », prédit un autre.
C’est un des engagements fermes du président d’Atos, qu’il a répété ces derniers jours : les actionnaires du groupe seront appelés à voter sur le plan de cession de Tech Foundations et sur l’augmentation de capital de 700 millions d’euros annoncée lors d’une assemblée générale extraordinaire. Ce qui paraît être une concession de la part de la direction du groupe de services numériques relève en fait en partie d’une obligation légale : toute société qui prévoit une augmentation de capital doit faire approuver cette opération par les actionnaires à une majorité des deux tiers des votants au moins.
Mais plus l’échéance approche – l’assemble générale extraordinaire est normalement programmée autour de la fin octobre –, plus le résultat en semble incertain. « Le cours est si bas [moins de 7 euros par action – ndlr], qu’une augmentation de capital est quasiment impossible. Jamais les actionnaires n’accepteront une levée de fonds de 700 millions d’euros qui ne peut que se traduire par une dilution telle qu’elle aboutit à leur ruine », constate un analyste.
Face à la coalition de certains fonds et des petits actionnaires – l’actionnariat d’Atos est extrêmement émietté –, la direction court le risque de voir son projet de vente de Tech Foundations retoqué. Un affront dont ne se relèveraient pas le président d’Atos et les administrateurs. Et qui signerait la mort du projet de rachat de Tech Foundations par Daniel Kretinsky : le groupe a un besoin impératif de ces 700 millions d’euros pour les apporter immédiatement à Daniel Kretinsky, afin de reconstituer le besoin en fonds de roulement des activités cédées, comme cela est prévu dans les négociations.
Pour faire plier les oppositions, certains administrateurs, relayant la parole de Bertrand Meunier, se font de plus en plus menaçants, selon plusieurs témoignages. « Pour eux, il n’y a pas d’alternative au projet de Meunier. Si celui-ci n’est pas approuvé, ils affirment que le groupe n’aura d’autre choix que d’engager une procédure de sauvegarde auprès du tribunal de commerce, car il sera en cessation de paiement », rapporte un témoin.
Cette menace a été portée à la connaissance des actionnaires ces derniers jours. Elle n’a fait que faire monter d’un ton leur colère. « Ils veulent refaire le coup de Casino qui leur a si bien réussi. Pas étonnant, ce sont les mêmes à la manœuvre. Ils ne supportent pas de rencontrer une opposition. Comme ils ne parviennent pas à imposer leurs vues, ils veulent passer en force auprès du tribunal de commerce. Ils s’assoient sur le droit des sociétés, sur le droit de propriété, sur le droit des actionnaires, sur l’intérêt social de l’entreprise. Mais ils n’en ont rien faire. Seul leur intérêt compte », s’énerve un actionnaire, qui dénonce un détournement de la procédure de sauvegarde.
Interrogée sur un possible recours au tribunal de commerce, la direction d’Atos nous a donné cette réponse : « Des rumeurs malveillantes sont propagées par des personnes qui ont intérêt à voir baisser le cours de bourse d’Atos, comme des vendeurs à découvert [Atos est la deuxième société en Europe la plus vendue à découvert aujourd’hui – ndlr]. D’autres personnes peuvent aussi avoir intérêt à voir le cours de bourse baisser, pour espérer racheter des actifs à bas coût. Nous considérons que ces rumeurs sont le résultat de comportements cyniques contraires à l’intérêt des actionnaires de long terme, du groupe et de ses employés. L’ensemble de ses équipes ne se laissera pas déconcentrer et continue à travailler dans l’intérêt du groupe. »
Dans un courrier adressé en fin de semaine aux actionnaires, elle indique : « Les actionnaires pourront […] se prononcer sur le projet de cession et les augmentations de capital liées, sur la base d’une information qui sera complétée lors de l’éventuelle signature des accords définitifs et en amont d’une assemblée générale. » Elle réfute toutes les critiques, les qualifiant de manœuvres de « déstabilisation ».
« Mais même si Atos obtient du tribunal de commerce l’autorisation d’écraser les actionnaires actuels et de procéder à une augmentation de capital, qui va souscrire ? Atos n’a pas de stratégie, pas de management. Personne ne sait ce qu’il va advenir de ce groupe », relève un observateur.
Officiellement, BNP Paribas et JPMorgan ont apporté leurs garanties à l’augmentation de capital, ce qui est censé en assurer le succès. Mais sur ce point aussi, de nombreuses interrogations planent.
La nébuleuse garantie des banques
En annonçant une augmentation de capital de 700 millions d’euros le 1er août, la direction d’Atos avait précisé que cette opération financière allait être garantie par BNP Paribas et JPMorgan. De quoi rassurer les investisseurs : les banques allaient soutenir l’opération.
Certains investisseurs, cependant, se demandent quelles sont la nature et la portée de cette garantie. S’agit-il d’un engagement ferme à racheter toutes les actions nouvelles afin de garantir le succès de l’opération ? D’un simple portage avant de revendre les titres au plus vite ? Ou juste de la promesse de « faire au mieux » pour aider Atos à réaliser son augmentation de capital ?
Interrogés, BNP Paribas et JPMorgan ne font « aucun commentaire ». Agacée d’avoir été interrogée deux fois à ce sujet, la direction d’Atos nous a répondu : « BNP Paribas et JPMorgan ont accordé un engagement de garantie sur la totalité des droits de souscription […]. Cette garantie est octroyée à des conditions usuelles de marché. »
« C’est une information essentielle pour le marché et qui mérite des éclaircissements. L’Autorité des marchés financiers devrait y veiller. C’est dans sa mission et elle en a tous les moyens », commente Me Dominique Schmidt, un des avocats de l’AMF jusqu’en 2019. Et d’égrainer les différents textes relatifs à ces obligations : « Article 621 du Code monétaire et financier : l’AMF a pour mission de veiller à l’information des investisseurs. Article 223-1 du règlement général de l’AMF : l’information donnée au public par l’émetteur doit être exacte, précise et sincère. Article 223-10 du règlement général : l’AMF peut demander aux émetteurs […], la publication des informations qu’elle juge utiles à la protection des investisseurs et au bon fonctionnement du marché. »
À ce stade, l’AMF n’a fait aucune déclaration publique sur le dossier Atos.
Un avenir plus qu’incertain
Depuis deux mois, et même avant, la direction est uniquement focalisée sur l’opération de cession de Tech Foundations. Mais elle n’est capable ni d’en donner les véritables modalités financières ni la finalité. À quoi va servir cette opération ? En quoi est-elle intéressante pour le groupe ? Quel sera son futur par la suite ? Il n’est répondu à aucune de ces questions.
Personne ne connaît les intentions du fonds EPEI, propriété de Daniel Kretinsky, qui jusqu’alors n’a jamais investi dans le secteur des services numériques, s’il en prend le contrôle. Le groupe n’a pas plus indiqué comment évoluera le groupe, une fois la cession faite, sur quelles activités et quelles compétences il compte se repositionner.
Si Bertrand Meunier insiste beaucoup sur la charge constituée par Tech Foundations – en cours de redressement de l’avis général –, il ne dit mot sur Eviden – le nouveau nom d’Atos après la cession –, qui regroupe à la fois les activités de logiciels, de cybersécurité et la fameuse entité BDS où sont regroupées les activités liées à la dissuasion nucléaire, au pilotage informatique des centrales nucléaires et aux supercalculateurs.
Selon des connaisseurs du dossier, Eviden flotte, peut-être plus encore de Tech Foundations. Son management est considéré comme « très faible », « incapable de dégager une vision stratégique claire ». Pour eux, une réorganisation de ses activités s’impose. Mais sur quelle base ? Et surtout avec quels moyens ?
« Si la vente de Tech Foundations se réalise, le groupe va perdre 62 % de son chiffre d’affaires, plus de la moitié de ses effectifs. Quelle est la prochaine étape ? On en sait rien puisqu’on ne nous dit rien. On a déjà perdu de nombreuses forces, la R&D [recherche et développement] a été réduite au minimum avec les réductions budgétaires. On nous annonce encore 400 millions supplémentaires de cession. Que va-t-il rester d’Atos à la fin ? Que fera-t-il et avec quels moyens ? », s’interroge Didier Moulin, responsable CGT d’Atos et Eviden.
Ces interrogations rejoignent celles des actionnaires. Eux aussi se demandent ce qu’il va subsister d’Atos à la fin et comment il va pouvoir en vivre. « Atos a déjà 2,4 milliards de dettes. Si Daniel Kretinsky réalise la vente dans les conditions annoncées, Atos va perdre quelque 900 millions. Et il va lui falloir encore s’endetter. Comment le groupe, amputé de plus de la moitié de son chiffre d’affaires, peut-il dire faire face à plus de 3 milliards d’euros de dettes ? Cela semble irréalisable », explique un fonds, actionnaire du groupe.
« Meunier aura au moins réussi cet exploit ! La CGT et les actionnaires se retrouvent sur la même ligne », rigole Didier Moulin.
Les banques dans l’expectative
Sans le dire publiquement, les banques aussi suivent attentivement le dossier. Dans le cadre d’une restructuration de la dette d’Atos, onze banques ont signé un crédit syndiqué de 2,4 milliards d’euros en juin 2022. Et elles commencent à se poser des questions.
La rébellion suscitée par les projets de la direction d’Atos les inquiète. Chaque jour, elles constatent que la situation s’envenime. L’annonce et les modalités de la cession à Daniel Kretinsky, les incertitudes sur l’avenir du groupe suscitent de nombreuses interrogations chez les clients d’Atos. Beaucoup s’interrogent pour savoir s’il faut ou non renouveler leurs contrats avec le groupe. Et ces questions risquent de se traduire à un moment ou à un autre dans les résultats déjà catastrophiques du groupe : Atos a perdu 600 millions d’euros au premier semestre, en raison de contrats passés à trop faible marge et de frais de restructuration, a expliqué la direction.
Ces derniers jours, la direction d’Atos a annoncé une réunion de conciliation avec les banques pour fin octobre : le groupe ne respecterait plus certains « convenants » (clauses de garantie imposées dans le contrat de prêt et que l’emprunteur est obligé de respecter) prévus dans le prêt syndiqué.
« Pour l’instant, les banques restent au côté de la direction d’Atos. Mais jusqu’à quand ? », note un connaisseur du dossier. Début août, l’agence de notation S&P a annoncé placer la dette d’Atos – classée déjà BB, c’est-à-dire spéculative – sous surveillance négative. La dégradation semble inévitable à beaucoup. Cela signifie pour le groupe des coûts financiers supplémentaires et pour les banques, des provisions pour risques supplémentaires au bilan.
« On n’est pas à l’abri d’un scénario catastrophe. La dette d’Atos se négocie actuellement à 80 % de sa valeur nominale. Une des banques peut tout à fait se dire qu’au vu de la situation, elle se débarrasse tout de suite de sa dette d’Atos, quitte à accepter une décote supplémentaire, afin de limiter ses risques. Après, ce serait la curée », explique-t-il.
« Il est plus que temps d’arrêter cette spirale infernale. Si rien n’est fait rapidement, ce sera la destruction d’un nouveau groupe en France. Atos sera vendu par appartements », prévient un observateur.
https://www.mediapart.fr/journal/economie-et-social/240923/quand-le-president-d-atos-devient-un-probleme
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