Qui est Patrice Caine, l’homme qui a fait changer de dimension à Thalès? (CHALLENGES)

Avec la récente acquisition de Gemalto, ce quadra a propulsé le fleuron Thales parmi les géants de la tech mondiale. Un changement de dimension pour cet X-Mines affable, capable aussi de mordre quand il le faut.

Par Vincent Lamigeon le 16.06.2019 à 15h22

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Ce 2 avril, Patrice Caine a le sourire des grands jours. Dans les locaux de la Digital Factory, l’usine à geeks de Thales rue La Fayette, à Paris, le PDG de Thales annonce le bouclage de la plus grosse opération de l’histoire du groupe : le rachat du spécialiste de la sécurité numérique Gemalto pour 5,6 milliards d’euros. « C’est une journée historique, jubile son patron, au côté du PDG de Gemalto, Philippe Vallée. Le rachat de Gemalto fait de Thales l’un des plus grands groupes de tech européens. » Annoncée fin 2017, l’opération a tout du coup fumant : elle donne naissance à un géant de 80 000 salariés et 19 milliards d’euros de chiffre d’affaires, fort de 3 000 chercheurs et 22 000 ingénieurs R&D. « Nous allons pouvoir proposer des solutions en rupture, comme ce qu’on appelle l’identification silencieuse, une sorte de graphologie numérique, s’enthousiasme Patrice Caine. On sera capables d’identifier une personne à la façon dont elle interagit avec son clavier d’ordinateur ou son smartphone. »

« Passionné » par Thales

Menée de main de maître, l’opération Gemalto incarne le coup d’accélérateur donné par Patrice Caine, 49 ans, au champion français. Après des années de stagnation, la croissance du groupe, présent des satellites à l’électronique embarquée du Rafale, en passant par la signalisation ferroviaire, les cockpits d’avion et la cybersécurité, est repartie de plus belle, à 5 % par an. La rentabilité a atteint un record historique en 2018, à 10,6 %. Le X-Mines a surtout fait changer Thales de dimension dans le digital. Après Gemalto et les pépites Guavus (big data) et Vormetric (cybersécurité), il s’est offert le 6 juin la start-up américaine Psibernetics, spécialiste de l’intelligence artificielle (IA). Investissement total : 7 milliards d’euros en cinq ans. « Un virage digital remarquable, dans la cyber comme dans l’IA, salue l’ancien DG d’Airbus Fabrice Brégier, aujourd’hui directeur général France de Palantir. C’est l’un des meilleurs de son industrie. »

Le taulier de Thales a lui aussi changé de dimension. Inconnu au bataillon du CAC à son arrivée aux manettes fin 2014, ce patron très urbain s’est offert, avec l’opération Gemalto, le scalp d’un gros bonnet du capitalisme tricolore : le patron d’Atos, Thierry Breton. Le 11 décembre 2017, l’ex-ministre de l’Economie avait été le premier à déposer une offre sur Gemalto, alors que le groupe discutait en coulisses depuis des mois avec Thales. Caine avait réussi à monter une contre-offre en cinq jours et cinq nuits, s’assurant du soutien de Dassault, de la neutralité de l’Etat et de l’aval des deux conseils d’administration. « Breton ne s’attendait pas à se faire souffler sa cible par un jeune loup », rigole un patron du secteur.

Mi-2018, Caine figurait même parmi les favoris à la succession de Tom Enders à la tête d’Airbus, poste finalement attribué à Guillaume Faury. Lui jure n’avoir jamais visé le job : « Je sais que certains ont du mal à le croire, mais je suis toujours aussi passionné par les métiers de Thales et, en dix-sept ans, je n’ai jamais souhaité faire autre chose. » Isabelle Simon, la secrétaire générale du groupe, appuie : On n’a jamais cru aux rumeurs de départ pour Airbus, il aime trop Thales et ses équipes pour ça. »

Sans complexe face aux Gafa

Plutôt qu’Airbus, il s’est fixé un autre objectif : imposer Thales dans le gotha de la tech mondiale. La vision est claire : doper au digital (IA, big data, connectivité) les métiers historiques (défense, aérospatial, transports, sécurité). Quitte à débarquer sur les plates-bandes des Gafa ? Patrice Caine assure ne pas viser leur marché, trop grand public. Mais avoue ne nourrir aucun complexe face à ces géants. « Je ne suis pas bluffé par le niveau technologique des Gafa, assénait-il dans Le Parisien Magazine en mars. A Facebook, le deep learning est utilisé pour la reconnaissance faciale, mais on est loin du prix Nobel. »

Le patron de Thales se rêve en champion d’une tech responsable, ultra-fiable, adaptée aux secteurs critiques du groupe. « Notre objectif à terme, c’est une IA de confiance, capable d’expliquer ses décisions, l’exact inverse des boîtes noires du deep learning des Gafa. Si Facebook échoue à identifier un chat, cela ne changera pas la face du monde. Si une IA embarquée dans un avion de combat ou un métro rempli dérape, cela peut tout de suite avoir des conséquences dramatiques. »

Tout à son virage digital, Patrice Caine arpente désormais autant les grands raouts de la tech que le tarmac du salon du Bourget. Au dernier salon VivaTech, à la Porte de Versailles, il fallait le voir se multiplier sur les stands des start-up partenaires du groupe. Serrer des paluches façon Chirac des grandes années. Se fendre d’un hug enflammé avec Maurice Lévy, président du conseil de surveillance de Publicis, croisé dans les allées. Le VRP sait aussi se faire caustique. Quand, sur le stand Thales, il croise un journaliste affublé d’un casque de réalité virtuelle, en pleine exploration de la station spatiale internationale avec force gestes improbables, le PDG de Thales immortalise le moment en vidéo sur son smartphone. Clin d’œil : « Maintenant, j’ai un dossier ! »

Goût de l’effort

L’histoire de Patrice Caine a tout de la voie royale vers les sommets. Né à Paris, il baigne très tôt dans le monde de l’entreprise. Le père, Yves, pilier de la maison Bouygues, sera aussi patron de la Sofinfra, filiale BTP de la Sofresa (aujourd’hui Odas), l’office d’armement français spécialiste de l’Arabie saoudite. « Il a appris à Patrice et à son frère Stéphane le goût de travail et de l’effort, raconte Denis Ranque, ex-PDG de Thales, désormais président du conseil d’Airbus. Il les a beaucoup poussés dans leurs études. »

Admis au très chic lycée Saint-Jean-de-Passy, Patrice Caine y excelle en maths et en physique. « En terminale, à trois mois du bac, la prof de physique ne pouvait plus donner de cours. Il l’a remplacée plusieurs semaines ! », rigole son vieux copain Grégoire Hoppenot, banquier à Natixis. La suite est à l’avenant : prépa d’élite au lycée Sainte-Geneviève de Versailles, Polytechnique, les Mines, un bref détour dans la pharmacie et la banque, puis un cabinet ministériel en 2000, auprès de Laurent Fabius à Bercy, où il participera au schéma de création d’Areva. « Cette expérience m’a permis de me confronter très jeune à des gens très puissants, raconte Patrice Caine. Aujourd’hui, je me sens aussi bien avec mes collègues d’Etrelles, de Melbourne ou de Cholet qu’à un dîner avec le président Xi Jinping. »

Le profil du jeune conseiller tape dans l’œil du PDG de Thales Denis Ranque, qui le débauche en 2002. Caine écumera une bonne partie des divisions du groupe : branche aéronautique et navale, division communications sécurisées, branche Air Systems. En 2009, l’arrivée de Luc Vigneron à la présidence ouvre la voie à une restructuration sévère et une crise sociale inédite. Dans une ambiance d’apocalypse, des dizaines de têtes de cadres tombent. En interne, la révolte gronde contre celui que les salariés surnomment « Picrate ». « Patrice avait deux choix : partir ou faire le dos rond, relève un proche. Il a choisi la seconde solution, par amour pour Thales. »

Pari gagnant. Nommé en pompier à la suite de Vigneron, l’ex-Vivendi Jean-Bernard Lévy a besoin d’un lieutenant qui connaisse parfaitement les arcanes du groupe. Patrice Caine coche toutes les cases. Devenu numéro deux, il bâtit avec Lévy un plan de reconquête, Ambition 10, qui fait redécoller un groupe traumatisé. Fin 2014, l’exfiltration rocambolesque de Lévy vers EDF ouvre une voie royale au quadra. Dassault veut lui imposer Henri Proglio à la présidence non exécutive, le ministre de l’Economie d’alors, Emmanuel Macron, s’y refuse. Ce dernier l’emporte : Caine est nommé PDG fin décembre 2014.

Adepte du combat frontal

Fin politique, le nouveau boss se met vite la maison Dassault dans la poche. Il soigne ses relations avec le groupe familial, notamment Charles Edelstenne, qu’il rencontre tous les quinze jours au rond-point des Champs-Elysées. Même les candidats malheureux au poste de PDG sont convaincus. « C’est un Thalésien dans l’âme, passionné de sa boîte, explique Pierre-Eric Pommellet, nommé numéro deux du groupe. Sa connaissance des activités et des équipes de Thales était déjà impressionnante. Il est en train de faire de même avec l’ex-Gemalto. »

Dans ce parcours quasi parfait, on a du mal à trouver la faille, l’aspérité, la fêlure. Belle gueule, silhouette élancée, golfeur émérite après avoir excellé au polo, Patrice Caine serait-il finalement un dirigeant lisse, propret et sans saveur ? Il faut gratter un peu l’image officielle pour découvrir l’autre versant : un corpsard qui ne répugne pas au combat frontal. Ainsi, fin 2016, quand l’Etat veut le forcer à vendre la branche transports de Thales à Alstom, Caine voit rouge. « Les représentants de l’APE [Agence des participations de l’Etat] disaient une chose au conseil de Thales, et l’inverse dans des notes confidentielles à l’Elysée, raconte un témoin. Ce conflit d’intérêts a rendu Caine furax. » Le PDG de Thales se fend d’une lettre sans détour à l’Elysée, Matignon et quatre ministères : lui vivant, le transport restera chez Thales. L’Etat apprécie peu, le fait savoir par Jean-Yves Le Drian, alors ministre de la Défense, mais renonce au projet.

Tensions avec Dassault

L’affable Patrice Caine sait même se faire des ennemis. Les relations sont glaciales avec Hervé Guillou, le patron de Naval Group (filiale à 35 % de Thales), dont il n’a jamais cru au projet de rapprochement avec l’italien Fincantieri. Elles sont frigorifiques avec le patron de l’APE Martin Vial, qui a quitté le conseil de Thales à la nomination de son épouse Florence Parly à la Défense. Et la météo est très variable avec ses actionnaires de référence, l’Etat (26 % du capital) et Dassault (25 %). Pour avoir exprimé en coulisses sa déception sur la place de Thales dans le projet d’avion de combat franco-allemand SCAF, le dirigeant a eu droit à une explication de texte houleuse à l’hôtel de Brienne. « Ça a chauffé, mais il s’en fout », assure un proche de la maison.

La hache de guerre semble avoir été enterrée mi-avril, Florence Parly confirmant sur le site de Limours qu’une place importante serait réservée à Thales sur le SCAF. Mais c’est désormais avec Dassault que les relations sont tendues. « Caine préempte les sujets porteurs, comme l’IA, et revendique le leadership sur l’intelligence embarquée, décrypte un consultant patenté du secteur. Dassault a l’impression d’être renvoyé au statut de découpeur de tôle. Patrice Caine va devoir faire attention à ne pas se voir trop beau. Car, avec Dassault, la situation pourrait très bien déraper. »  Ni le PDG de Dassault Aviation Eric Trappier, ni le patron du holding familial Charles Edelstenne n’ont d’ailleurs souhaité s’exprimer sur Patrice Caine

La crise couverait-elle ? Interrogé, l’intéressé désamorce. « Il ne peut y avoir de divergence avec nos actionnaires, assure-t-il. L’Etat est notre premier actionnaire et notre premier client. Quant à nos liens avec Dassault, en plus d’être notre actionnaire industriel, nous avons une relation quasi fusionnelle sur le Rafale et d’autres programmes structurants. » Mais Patrice Caine est trop fin politique pour l’ignorer : dans la défense comme dans la tech, une balle perdue est vite arrivée.

 

1970
Naît à Paris XVe.

1989
Diplômé de Polytechnique.

1993
Chargé d’affaires à Charterhouse Bank.

2000
Conseiller de Laurent Fabius à Bercy.

2002
Directeur du développement de Thales.

2010
Directeur général de Thales Communications.

2013
Directeur des opérations de Thales.

Décembre 2014
PDG de Thales.

https://www.challenges.fr/industrie/tactique_657795