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Jugée stratégique mais minée par une gestion défaillante, la société informatique – autrefois dirigée par Thierry Breton et en passe d’être cédée au milliardaire Daniel Kretinsky – est au cœur d’une bataille d’argent et d’ambitions.
Par Olivier Pinaud
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En temps normal, la nouvelle aurait été célébrée. Le 4 octobre, le groupe d’informatique Atos a décroché Jupiter, un contrat de 500 millions d’euros pour la fabrication, avec l’allemand ParTec, d’un supercalculateur, le plus puissant jamais livré en Europe, pour le centre de recherche Jülich en Allemagne. Mais, le cœur n’y est pas. Atos broie du noir : valse des dirigeants – un nouveau directeur général, le troisième depuis 2021, Yves Bernaert, a été nommé jeudi 5 octobre –, plan de démantèlement, pressions politiques, contestation d’actionnaires, effondrement du cours de Bourse… Rien ne va.
« Peu de monde s’intéressait à nous autrefois. Là, on est presque devenus un sujet de divertissement, on est le Paris Match du monde des affaires », soupire un cadre, qui, comme la plupart de nos interlocuteurs, demandera l’anonymat. Pas un jour sans que les 10 000 salariés du groupe en France – 90 000 dans le monde – découvrent un nouvel article dans la presse. Les clients les lisent aussi, les concurrents s’en délectent, ce qui n’aide pas le travail des équipes. « Avec tout ce bruit, ça devient compliqué de gagner de nouveaux contrats », s’inquiète le dirigeant d’une des divisions du groupe qui, comme beaucoup de monde, s’interroge sur les raisons de cette descente aux enfers.
Politique d’acquisitions effrénée
Pour comprendre cette dérive, il faut remonter aux racines du mal. Nous sommes fin 2008. Un nouveau PDG arrive : Thierry Breton, l’actuel commissaire européen au marché intérieur. Après deux années aux gouvernements Raffarin et Villepin, comme ministre de l’économie, l’ancien PDG de France Télécom veut goûter de nouveau aux frissons des affaires. Il nourrit de grandes ambitions pour Atos : faire de ce petit prestataire de services informatiques un leader mondial. « Le groupe n’avait pas accès aux grands marchés. Pour cela, il devait absolument grossir », justifie un administrateur de l’époque.
Thierry Breton lance alors une politique d’acquisitions effrénée. Fin 2010, il rachète la division de services informatiques de l’industriel allemand Siemens. Le groupe rêve ensuite des Etats-Unis : en 2014, il reprend les activités informatiques de Xerox, puis débourse 3,4 milliards de dollars en 2018 pour s’emparer de Syntel. Atos est à son zénith. Promu au CAC40 en 2017, le groupe a triplé de taille. Il vaut plus de 10 milliards d’euros quand Thierry Breton, devenu multimillionnaire grâce à l’envolée du cours de Bourse, part à la Commission européenne en novembre 2019.
Atos a-t-il pris trop de risques et les paie-t-il aujourd’hui ? C’est l’argument défendu par Bertrand Meunier, devenu président du groupe d’informatique après le départ de Thierry Breton qui l’a recommandé. « Le succès du cours de Bourse d’Atos dans les années 2010 était en réalité le fruit d’une politique d’acquisitions et d’une forte croissance externe qui a été réalisée avec une sélectivité discutable ou insuffisante », lance le dirigeant dans un entretien à La Tribune le 11 septembre. Très ambitieux, les objectifs de chiffre d’affaires et de marge se devaient d’être atteints, voire dépassés, pour nourrir la hausse du cours de Bourse, quitte parfois à flirter avec les limites, comme le sous-entend M. Meunier lorsqu’il rappelle la réserve des commissaires aux comptes émise en février 2021 « sur les comptes d’une de nos filiales américaines, qui était d’ailleurs une acquisition faite en 2014 d’une activité de Xerox ».
Chute du cours de Bourse
M. Breton ne répondra pas à ces critiques, récurrentes depuis deux ans. Au moment de sa nomination le commissaire européen s’est engagé devant le Parlement européen à ne pas s’exprimer sur des entreprises qu’il a dirigées ou qui sont liées à ses nouvelles fonctions. Mais, dans son entourage, on s’étrangle : « M. Meunier oublie de dire que cela fait quinze ans qu’il est au conseil d’administration d’Atos et qu’il a été président du comité des comptes de 2015 à 2020, donc responsable de l’audit du groupe. » « C’est trop facile de lancer ces attaques pour fuir ses responsabilités, poursuit ce proche du commissaire. Les changements incessants de directeurs généraux et de stratégie, ce n’est pas M. Breton. »
Contesté au sein même de son conseil d’administration – René Proglio est contre le plan du président et Caroline Ruellan a démissionné début octobre –, M. Meunier est devenu la cible de nombreux actionnaires d’Atos, professionnels ou particuliers, rendus furieux par la chute du cours de Bourse. Le 28 juin, la société de gestion Sycomore a tenté de révoquer le président en assemblée générale. En vain. L’investisseur a fini par jeter l’éponge et prendre ses pertes. Depuis, d’autres ont embrayé, comme le fonds activiste CIAM. Ce dernier avait pourtant voté en juin contre la révocation de M. Meunier, croyant alors en son plan initial : celui-ci prévoyait de vendre une partie du capital d’Eviden pour financer la restructuration de Tech Foundations. Mais, seulement un mois après, il a annoncé un scénario différent avec M. Kretinsky. « M. Meunier a fait volte-face et a menti. La confiance est rompue », lance Catherine Berjal, codirigeante de CIAM. Le fonds déposera lors de la prochaine assemblée générale, prévue d’ici à la fin de l’année, au plus tard début 2024, une résolution de révocation.
La contestation déborde
Hervé Vinciguerra est lui aussi passablement énervé contre M. Meunier. Cet homme d’affaires, ancien donateur d’Anticor, l’association de lutte contre la corruption, a perdu beaucoup d’argent avec Atos. Et il juge insensé et bien trop généreux le projet de cession à M. Kretinsky. Il prône un maintien du groupe en l’état et se dit en capacité de mobiliser plusieurs investisseurs à ses côtés pour financer le plan qu’il affirme avoir élaboré. En attendant, Alix AM, le fonds singapourien qui gère la fortune de M. Vinciguerra, a porté plainte auprès du Parquet national financier pour corruption active et passive liée à ce projet : alors qu’ils participaient aux discussions avec M. Kretinsky, les codirecteurs généraux, Diane Galbe et Nourdine Bihmane, négociaient en parallèle avec l’homme d’affaires tchèque un contrat d’intéressement (management package) de plusieurs millions d’euros potentiels dont ils bénéficieront si le plan de M. Kretinsky est choisi. Alix AM menace d’engager également une action auprès du tribunal de commerce.
Chez Atos, on souligne que ce type de management package est courant pour impliquer les manageurs-clés dans un projet et qu’il ne concerne pas que les deux codirecteurs généraux cités mais une cinquantaine de cadres du groupe. « Ce projet n’a pas de sens. C’est un deal broker, comme disent les Anglais, c’est-à-dire qu’il n’enrichit que les banquiers, avocats ou consultants qui conseillent la direction de l’entreprise », tance pour sa part Anne-Sophie d’Andlau, codirigeante de CIAM. Dans ce dossier, où l’on retrouve tout le gotha de la finance, Rothschild, JPMorgan, Perella Weinberg et Darrois, les commissions se chiffrent en dizaines de millions d’euros.
En coulisse, d’autres investisseurs s’agitent, certains espérant profiter des déboires d’Atos pour récupérer des morceaux. La contestation déborde du seul monde des affaires. Au début de l’année, le ministère des armées n’a pas caché son opposition au projet de rachat partiel d’Eviden par Airbus et voit d’un mauvais œil l’irruption de M. Kretinsky. Depuis début août, des sénateurs du parti Les Républicains (LR) mènent la charge contre ce plan pour des questions de défense de la souveraineté. Certains réclament l’ouverture d’une commission d’enquête parlementaire. Pour tenter d’apaiser ces craintes, M. Kretinsky s’est dit prêt à renoncer à entrer au capital d’Eviden.
Silence du gouvernement
Une seule voix manque dans ce brouhaha : celle du gouvernement, pourtant enclin à intervenir dans des dossiers d’entreprises, y compris privées. Avec une simple déclaration, Bruno Le Maire, le ministre de l’économie, avait par exemple fait échouer en janvier 2021 le projet d’OPA du canadien Couche-Tard sur Carrefour. La même année, il avait également exprimé son opposition au rachat de Suez par Veolia. « Même si l’opération était menée à son terme, elle n’aurait aucune incidence en termes de contrôle ou de droit de blocage sur les activités sensibles », a simplement déclaré la première ministre, Elisabeth Borne, interrogée, le 26 septembre, à l’Assemblée nationale par le chef de file des députés LR, Olivier Marleix.
L’Elysée surveille (discrètement) le dossier. Son secrétaire général, Alexis Kohler, a reçu M. Kretinsky en juin, comme l’a révélé Mediapart, sans émettre d’opposition. Mais alors que le dossier ne cesse de s’enflammer, tous les intervenants, y compris chez Atos, se demandent pourquoi la présidence n’intervient pas, laissant ainsi libre cours à toutes les spéculations, M. Breton étant pressenti pour mener la campagne d’Emmanuel Macron pour les élections européennes de juin 2024.
« Il suffirait pourtant que Bpifrance achète 5 % du capital du groupe, ce qui, vu la chute du cours de Bourse, ne coûterait que 30 millions d’euros, pour calmer le jeu et stabiliser l’entreprise », imagine un proche d’Atos qui, au regard de la consommation de trésorerie du groupe – 1 milliard d’euros rien qu’au premier semestre 2023 –, s’inquiète d’une éventuelle dégradation de la situation à quelques mois des Jeux olympique de Paris 2024, Atos étant le responsable technologique des JO. Une autre mission sensible pour l’entreprise qui, en cas de bug, abîmerait encore un peu plus sa réputation.
Olivier Pinaud
https://www.lemonde.fr/economie/article/2023/10/08/atos-des-annees-breton-au-demantelement-le-recit-d-un-crash_6193051_3234.html
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